Saint Augustin :
de l’expérience religieuse à l’interprétation
théologique
Plusieurs des étapes significatives qui
jalonnent la vie de saint Augustin constitueront des ferments de sa théologie.
Son expérience religieuse et sa conversion constituent un archétype: « on comprend que cette conversion a
une dimension herméneutique. Non seulement elle conduit à la constitution de
l’être, mais elle fonctionne également comme un principe d’interprétation pour
son œuvre »[1].
La vie d’Augustin n’est pas séparée en deux
parties étanches pré et post conversion; sa période de jeunesse a une valeur expérientielle,
mais celle de la maturité n’est pas que théorique: les deux sont en
correspondance permanente et s’enrichissent. Rien pour lui n’est définitivement
acquis et la notion très moderne de progrès
lui est familière; il écrit en fin de vie des « Retractaniones » par lesquelles il s’emploie à corriger
et enrichir ses pensées antérieures. « J’écris
en ce moment des livres ou j’ai entrepris de reprendre mes petits ouvrages, afin
de montrer que ma pensée n’a pas toujours été identique à elle-même en tous points, je pense au contraire avoir progressé dans
mes écrits, par la miséricorde de Dieu et non pas avoir été parfait dès le début. »
La pensée d’Augustin est évolutive, et son mouvement en fait à la fois la
richesse vivante et la difficulté de saisine.
1) les
diversités d’expériences vécues par Augustin
L’expérience d’Augustin va osciller entre
deux pôles. Il va rechercher intellectuellement la rationalité avant d’être transformé par l’expérience
religieuse.
Une expérience qualifiée d’objective et
rationnelle est celle par laquelle est mis en place un dispositif expérimental
pour l’étude d’un phénomène réductible à des paramètres scientifiques. Elle a pour
but de valider une hypothèse d’étude pour en confirmer la valeur universelle. Le
mode de raisonnement utilisé est de type hypothético-déductif. La modélisation,
la numérisation et la reproductibilité en sont les principales caractéristiques.
L’observateur est extérieur à l’objet examiné. C’est le processus par lequel la
science progresse depuis le XVIIème
siècle et tend à s’imposer comme modèle de
référence en occident, y compris dans des domaines comme les sciences humaines.
En revanche, une expérience religieuse (ou
mystique) est un état de conscience individuel, inhabituel, créé par un contact
non intentionnellement provoqué, avec
une réalité autre, vécue comme telle par
le sujet, expérience ayant un caractère transcendantal. Cette expérience non transmissible ou répétitive, implique le
sujet personnellement. Limitée dans le
temps, cette expérience peut comporter
différentes gradations: elle a été une simple pré conscience pour Jean Luc Marion,[2]
une conversion brutale pour Paul Claudel, des extases mystiques pour sainte Thérèse,
une transfiguration stigmatique pour saint François. Cette expérience peut
aussi, et c’est le cas pour saint Augustin s’inscrire dans un
processus intellectuel de longue durée, ponctué d’instants d’intensité
mystique. La difficulté est de rendre compte d’une expérience de ce type dans un
mode d’expression qui fait sens pour ceux qui ne l’ont pas vécue. Ainsi que le
note saint Jean de la Croix « si on
racontait a quelqu’un des choses dont il n’aurait jamais entendu parler, et
dont il n’aurait jamais vu la ressemblance, il n'en aurait pas plus d’idée que
si on ne lui avait jamais rien dit »[3].
Expérience scientifique, expérience métaphysique,
expérience artistique, expérience religieuse ou même expérience amoureuse, relèvent toutes d’une recherche de vérité dont la
nature est différente et qui mettent en jeu de manière parfois opposée la raison,
l’émotion, la foi, comme le montre la
controverse entre Pascal et Descartes.
Saint Augustin dans ses Confessions, même
s’il note que leur contenu biographique n’est pas le plus important, va rendre compte théologiquement du bouleversement ontologique qu’il a vécu, provoqué par son
passage d’une recherche de la vérité
fondée sur la raison à un accès à la Vérité fondée sur la foi.
1.1
Mondanités et deuils: expériences de vie
Les
images emblématiques que l’on a de Saint Augustin sont celles du jardin de Milan et de la nuit d’Ostie. Elles frappent
l’imagination comme peut frapper le mémorial de Pascal, car elles sont des moments de transport mystique.
Elles constituent des temps forts de la conversion d’Augustin, mais non son
aboutissement, car elles s’inscrivent dans un long processus dont elles
constituent des marqueurs essentiels.
Durant sa jeunesse, comme il le confesse
lui-même, sa vie fut relativement dissolue. À l’exemple de beaucoup de jeunes gens
de toutes époques, «je vais à Carthage…
Je n’aimais pas encore et j’aimais à aimer… j’en vins à me ruer dans l’amour où
je désirais me prendre » (Conf.3, 1,1). Mais sa dissolution fut moindre sans doute qu’il voulut s’en persuader
ensuite, car il vécut maritalement avec une femme dont nous ignorons jusqu’au
prénom, et ce durant quinze années. Lui-même dit qu’il lui fut fidèle et qu’il
l’aima (Conf. 4, 2,2). Puis cette
femme s’effaça, victime des ambitions d’Augustin qui souhaitait conclure un
mariage avec une riche héritière encore nubile (Conf.5, 15,25), et des intrigues de Monique qui, dans l’attente de
cette union, poussera une maîtresse dans le lit de son fils. Néanmoins, sa
conjointe lui avait donné un enfant
Adeodat, enfant « charnel de son péché »
qui finalement fera la fierté d’Augustin avant de mourir prématurément, après
avoir été baptisé avec lui. Ce qui est incontestable, car lui même y revient à
de multiples reprises au long des Confessions, c’est le poids du désir de chair
qui l’habita et qu’il ressentit souvent comme une entrave à son épanouissement
spirituel. Avant d’être un saint, il est un homme qui a porté en lui une part
d’ombre dont il a eu du mal à se défaire.
L’autre femme importante de la vie d’Augustin fut Monique, mère dévouée, aimante,
omniprésente, à la fois initiatrice en christianisme, guide et compagne
spirituelle. Sa disparition en 388 fut suivie presque immédiatement de celle de
Adeodat. Ce double deuil sonna pour Augustin
la fin de sa vie affective temporelle intime dont il rend compte avec
douleur (Conf. 9,12).
Cette première période de vie faite de
recherche d’honneurs et de plaisirs, ponctuée de lâchetés et de compromis, assombrie
de deuils formera chez lui l’expérience du tragique de l’existence. Il a été
plongé tôt dans le chaudron de la misère
humaine où tout est instabilité et finalement vanité. Et cela va influencer ses conceptions ultérieures sur
le mal, le péché, la vacuité et la
mort qui sont l’apanage de la nature
humaine comme en témoigne cet extrait de la Cité
de Dieu :
« De
quelles peines est troublé le genre humain, peines qui tiennent non à la malice
et à la perversité des méchants mais à la condition humaine et à la misère
commune! Qui peut l’exprimer en paroles, qui peut le concevoir en pensée ?
Quelles craintes, quelles désolations naissent des veuvages et des deuils, des
dommages et des condamnations, des perfidies et des mensonges des hommes, des
faux soupçons, de tous les forfaits et crimes dus à la violence des autres,
puisque c’est d’eux que proviennent si souvent spoliation, captivité,
emprisonnement, exil, torture, amputation des membres, privation des sens
oppression du corps pour satisfaire l’obscène passion du plus fort et tant
d’autres maux horribles. Et que dire des innombrables accidents qui viennent du
dehors, si redoutables pour le corps : la chaleur et le froid, les
tempêtes, la grêle et la foudre, les tremblements et les déchirures de la terre
[…]. » (De Cive. Dei. XXII).
1.2
Recherche de la Vérité: les parcours vers la conversion
Le parcours d’Augustin qui va le conduire à Milan et Ostie
ne fut pas linéaire, ni exempt d’allers- retours régressifs, d’attentes,
de remises en cause, de doutes. Ce n’est que peu à peu, que se dessine, au
milieu des contradictions de l’esprit et de la chair, une pente ascendante à
valeur initiatique.
La formation initiale d’Augustin, son
ambition puis sa profession le conduisirent vers la rhétorique qui, dans l’antiquité,
était d’abord un art de la persuasion et
de l’éloquence visant à convaincre et séduire plus qu’à prouver. La lecture de l’ouvrage
de Cicéron l’Hortensius l’amena à la « philo-sophia ». Cette lecture l’avait convaincu que l’homme peut par lui-même
parvenir à la sagesse. Augustin
découvrit que, au-delà des arguties rhétoriques, le raisonnement philosophique avait pour but de découvrir la
vérité et le vrai bonheur :
« Sa
lecture changea mes sentiments […] elle rendit tout autres mes voeux et mes
désirs. Je ne vis soudain que bassesse dans l’espérance du siècle, et je
convoitai l’immortelle sagesse avec un incroyable élan de coeur, […]. Car
je ne songeais plus à raffiner mon langage […]; il m’avait persuadé de ce qu’il disait et non pas de son bien-dire. »
(Conf. III, 4). Ce n’est que bien plus tard qu’il découvrira que cette
aspiration à la sagesse avait un nom que lui même –et encore moins Cicéron bien
sûr – ne connaissait : « le nom du Christ n’était pas là […] et, sans ce nom, nul livre, si rempli qu’il fût de beautés, d’élégance
et de vérité, ne pouvait me ravir tout entier » (Conf. 3,4).
Par comparaison à l’Hortensius, la lecture de la
Bible qu’il entreprit dans cette période lui apparut indigne de la majesté cicéronienne.
Il en fut déçu, car cette écriture est faite pour les « petits » qui
veulent croître, mais Augustin écrivait : « je dédaignais d’être petit; et enflé de vaine gloire, je me croyais
grand » (Conf. 3, 5,9).
Ensuite comme on le sait, Augustin adhérera à la
secte manichéenne. Sans doute par arrivisme (les manichéens occupaient de nombreux
postes importants dans l’administration romaine et pouvaient faciliter son avancement),
mais surtout par désir d’atteindre une vérité à laquelle les manichéens prétendaient accéder. Le manichéisme
est une gnose qui postulait que la vérité
pouvait être acquise rationnellement bien que sa pratique le démentît. Ce dont
Augustin s’aperçut et en jugera
sévèrement ultérieurement la prétention :
« Aussi,
je rencontrai des hommes, au superbe délire, charnels et parleurs; leur bouche recelait
un piège diabolique, une glu composée du mélange des syllabes de votre nom, et
des noms de Notre-Seigneur Jésus-Christ et du Paraclet notre consolateur, l’Esprit-Saint.
Ces noms résidaient toujours sur leurs lèvres, mais ce n’était qu’un son
vainement articulé; leur coeur était vide du vrai. Et ils disaient: Vérité,
vérité; ils me la nommaient sans cesse, et jamais elle n’était en eux.[ …] Et les mets qu’ils servaient à mon appétit
de vérité, c’étaient, au lieu de vous, « la lune, le soleil,» chefs-d’ oeuvre
de vos mains, mais votre oeuvre, et non pas vous, ni même votre oeuvre suprême;
car vos créatures spirituelles sont encore plus excellentes que ces corps
éclatants de lumière et roulant dans les cieux » (Conf,6, 4, 16). Cet
attrait initial pour le manichéisme mérite qu’on s’y arrête plus que lui-même
ne le fait dans les Confessions, car il en sera adhérent pendant neuf ans. Le
manichéisme développait une pensée
dualiste opposant le bien et le mal, la lumière et les ténèbres. Cette
doctrine empruntait de manière syncrétique
ses éléments au zoroastrisme, au christianisme et au bouddhisme. C’était une gnose qui, par degrés successifs, prétendait
amener le récipiendaire à la lumière c’est-à-dire à la vérité. [4]Rendu
prudent par la vacuité de ses dirigeants et l’absence de résultats, Augustin se
tourna vers l’école philosophique des académiciens
qui espéraient non l’atteinte de la vérité ultime, qui restait inaccessible
pour eux, mais faisaient de la quête de celle-ci leur véritable but. Ce n’était plus la vérité qu’il importait d’atteindre, mais le chemin
qui y conduisait. De la recherche de la vérité, Augustin en était arrivé, sans
satisfaction, à la vérité de la recherche.
Il notera dans les Confessions «
autre chose est de voir d’un sommet boisé la patrie de la paix, de ne pas
découvrir la route qui y mène, de s’évertuer en vain dans des régions impraticables
[ …] ; autre chose de tenir
la voie qui y conduit, sous la protection vigilante du Prince céleste ».
(Conf.8.21, 27).
L’itinéraire intellectuel de St Augustin durant
ces périodes peut se présenter de la manière
suivante :
Périodes
successives
|
période rhétorique
|
période philosophique
|
période manichéiste
|
période académique
|
période
sceptique
|
Type de
recherche philosophique
|
méthode dialectique
|
« recherche de la vérité »intérieure
|
accession à la vérité
formelle
|
« vérité de la
recherche »
|
doute absolu
|
Ce parcours, qui peut paraître disparate, offre néanmoins
une cohérence philosophique :
1) Augustin
était à la recherche d’une vérité fondamentale, principe de toutes
choses, qui s’impose avec la force de l’évidence à un esprit logique rationnel.
Une recherche « scientifique »
de recherche de la vérité a guidé ses pas.
2) la Vérité est accessible à l’homme qui peut
compter sur ses propres forces pour l’atteindre ; pour y parvenir il doit
utiliser sa liberté autonome de pensée qui
ne dépend que d’elle-même.
Pourtant, ces expériences et ces recherches ne satisfont pas Augustin et
le conduisent dans une impasse
métaphysique: celle du doute et du relativisme : « vous aviez fait sécher mon âme comme l’araignée» (Ps.
XXXVIII, 12).
2. La
conversion et l’interprétation théologique « La vérité est un don »
2.1
Acceptation de l’humilité
Pour narrer sa rencontre avec Ambroise qui va amener à sa
conversion, Augustin emploie des termes
auxquels il n’était pas habitué: il est frappé par sa « bienveillance », par son « paternalisme », par son « écoute », par sa « charité ».
Ambroise n’est pas un « docteur de
vérité » (Augustin n’attendait plus rien de ceux-ci et du type de vérité qu’ils prônaient) « mais un homme bienveillant qui
apporte la doctrine du salut. » (Conf.
5, 13, 23). Ambroise ne dit pas que la vérité est dans la manière de poser
la question ou que la solution vient de l’homme, mais que la Vérité est un don de Dieu. Il
convient donc d’attendre ce don avec humilité. Il enseigne « que la lettre tue et l’esprit vivifie ». C’est une
véritable conversion du regard qu’opère (ou qui s’opère) en Augustin qui intègre
le caractère spirituel de l’image de Dieu en l’homme « Mais quand j’eus appris, qu’en croyant l’homme
fait à votre image[ …] O Très-Haut et très-prochain, très-caché et très-présent, et ce sans
parties plus ou moins grandes, tout entier partout, et tout entier nulle part,
vous n’êtes point cette forme corporelle, et pourtant vous avez fait l’homme à
votre image, l’homme qui de la tête aux pieds tient dans un espace »( Conf. 6,4,4).
Peu à peu il accepte l’idée catholique de la foi malgré les errements qui le
détournent encore du chemin à suivre. (projet de mariage: 6,12, constante tyrannie
de la chair qu’il faut combattre : 6,15 ; 8,1 ; 8,11 ).
Mais la conversion d’Augustin est en marche. Dieu
se rapproche. Malgré les contradictions et les nombreux tourments de son âme. Après
une crise profonde, le jardin de Milan apparaît comme une catharsis. Le « Prends et lis ! Prends et
lis ! » introduit sa conversion totale. Sa conduite à venir sera
sans hésitation : « il se répandit dans mon coeur comme une lumière de sécurité qui
dissipa les ténèbres de mon incertitude »(Conf. 8, 12); l’épisode
d’Ostie complète cette conversion d’une
dimension mystique de deux âmes en fusion entre elles et avec celui qui
Est : « nous nous promenâmes
par les échelons des corps jusqu’aux espaces célestes d’où les étoiles, la lune
et le soleil nous envoient leur lumière; et montant encore plus haut dans nos
pensées, dans nos paroles, dans l’admiration de vos oeuvres, nous traversâmes
nos âmes pour atteindre, bien au-delà, cette région d’inépuisable abondance[ …]
sagesse incréée, qui est ce qu’elle a
été, ce qu’elle sera toujours; ou plutôt en qui ne se trouvent ni avoir été, ni
devoir être, mais l’être seul, parce qu’elle est éternelle; car avoir été et
devoir être exclut l’éternité » ( Conf.
9,10). Milan comme Ostie consacrent la rupture totale d’Augustin avec la volonté
de chercher la Vérité travers les arguties philosophiques, mais de la chercher par
l’acceptation de l’humilité qu’il avait rejetée lors de ses premiers contacts
avec la bible.
C’est
par la lecture de la Bible que la conversion s’opère dans le jardin de Milan.
Cette relecture de la Bible va provoquer chez Augustin une autre façon de
lire le monde et lui- même. Simplicanus, un ami de l’évêque Ambroise l’invite
à découvrir également les auteurs néoplatoniciens (sans doute Plotin, Porphyre,
Jamblique). Mais Augustin converti ne parvient pas à entrer totalement dans ce
mouvement plotinien de fusion totale
avec l’Un car il accède à la rencontre:« du Dieu créateur de la lumière
immuable qui est « au-dessus de son intelligence … parce que c’est elle-même qui l’a fait et
lui au-dessous parce qu’il a été fait par elle. ». Si Augustin avait
lu Plotin avec les prérequis philosophiques qui étaient les siens avant sa conversion,
il ne fait nul doute qu’il eut ajouté une inutile étape de plus à la recherche
philosophique sans fin qui était la sienne. Il écrit pour évoquer ces périodes
antérieures « Et je parlais comme ayant la science, et si je
n’eusse cherché la voie dans le Christ Sauveur, cette science n’allait qu’à ma
perte.»(Conf.7, 20, 26). Dans
son parcours précédent, une approche de la connaissance de soi platonicienne
ou de la fusion avec l’Un plotinienne l’eut sans doute conduit aux
mêmes errements, c’est-à-dire à
exalter la raison humaine qui ne compte
que sur elle-même jusqu’à ce qu’elle défaille et se révèle impuissante. Avec la
conversion, l’errance intellectuelle d’Augustin prenait fin :
« Ainsi averti de revenir à moi, j’entrai dans le
plus secret de mon âme, aidé de votre secours. […] Et vous m’avez crié de loin: Erreur, je suis
celui qui est (Exod. III, 14)! Et
j’ai entendu, comme on entend dans le cœur. Et je n’avais plus aucun sujet de
douter. Et j ‘eusse douté plutôt de ma vie que de l’existence de la vérité, «
où atteint le regard de l’intelligence à travers les créatures visibles (Rom.
I, 20). ».
2.2. La
conversion du regard
Ce retournement du regard qu’amène la conversion est un don de Dieu. Elle fut rendue
possible après qu’ Augustin ait cherché éperdument une vérité qui lui échappait.
Mais si Dieu dès l’origine n’avait placé en lui ce désir éperdu de le trouver, il ne l’aurait
ni cherché, ni trouvé. Il était nécessaire que le temps fasse son oeuvre. Comme
il l’écrit, le temps est une « distension » de l’âme. Le temps n’est
pas nécessairement une « distentio » entropique, mais au contraire
une néguentropie : « l’être
humain peut réaliser une transmutation du temps, en faire non un facteur de dégradation,
mais d’approfondissement dans une intériorité toujours renouvelée »[5]. Ostie
en est un exemple pour Augustin. Et cette donnée atemporelle, vécue dans cette
nuit mystique essentielle lui inspirera,
sans doute, tout le livre XI des Confessions qui lui fait écrire à Dieu: » Votre aujourd’hui c’est l’Éternité: c’est
pour cela que vous avez engendré un fils coéternel à qui vous avez
dit : « je t’ai engendré aujourd’hui ». Tous les temps
sont votre oeuvre, vous êtes avant tous les temps et il ne se peut pas qu’il y
eut un temps ou le temps n’était pas » (Conf.11, 14) et encore « dans
l’Éternité rien n’est successif, tout est présent. ».
2.3 Création du sujet
(altérité et intersubjectivité)
Augustin découvre
que l’homme n’est pas seul, « interior
intimo meo et superior summo meo » et que d’une certaine manière il
doit se retirer de lui-même pour faire place en lui pour accueillir l’Autre. Il
découvre que « le chemin, la vérité
et la vie » (Jean 14,6) ont un nom et un visage, celui du Christ
médiateur qui conduit au Père. Jusqu’à cet instant, Augustin avait « détourné de lui son propre
regard » en n’allant pas au-delà de lui même, de ses limites pour
découvrir et partager Celui qui est au « plus
intime de lui-même ». « Va au-delà de toi-même. Porte toi vers la
source lumineuse où s’éclaire la réflexion » (De la vraie religion, 39,72).
Pour emprunter une analogie à Platon, Augustin était dans sa propre caverne et celui qu’il y cherchait n’était
que l’ombre de lui-même. Dès lors, Augustin peut relire toutes les périodes précédentes
de sa formation avec un nouveau regard conciliable avec le Dieu immanent qui
est le sien. Ce nouveau regard provoquera une nouvelle façon d’aborder les philosophes
et il écrira « tout ce que j’avais
lu de vrai chez les platoniciens était ici sous la caution de la grâce ».
C’est en acceptant avec humilité l’Autre qu’il se constitue véritablement comme
sujet. « Voilà constitué le sujet de
l’expérience religieuse : le « Je » humain par le Toi
divin »[6].
Le nouveau regard
d’Augustin
Avant
la conversion
|
Après la conversion
|
La Vérité peut s’acquérir par
une démarche rationnelle et « scientifique ».
|
La Vérité est un don, pas une conquête de la raison. C’est par l’humilité que son accueil
se fait. La vérité c’est le Christ médiateur.
L’expérience « religieuse » de l’altérité est
première.
|
L’homme est un être libre,
autonome, qui peut compter sur ses propres forces, la condition du succès.
|
Ce n’est pas l’homme qui accède à la Vérité, mais la
Vérité qui l’appelle et l’attire. Pour y accéder, c’est Dieu qui appelle
l’homme « Dieu plus intérieur à soi que soi-même ».
C’est la Vérité qui nous convertit à elle,
La vérité ne résulte pas d’une auto création, mais d’un dialogue.
|
CONCLUSION
En se convertissant (en étant converti) Augustin se récrée (est
recrée).
La conversion d’Augustin n’est pas une
rupture soudaine mais s’inscrit dans un long processus de vie et de recherche à
valeur herméneutique. Pour paraphraser une formule philosophique moderne à
succès, Augustin découvre que ce n’est pas l’existence qui crée l’essence mais
qu’elle en forme la propédeutique. La conversion est ontologiquement
constitutive c’est-à-dire qu’elle permet à l’être de se retrouver lui-même et de ne plus se chercher
vainement à l’extérieur de lui. Vivre et persévérer dans son être est le degré
ontologique le plus élevé de l’âme. Cette persévérance dans l’être se fait avec
le Christ.
L’interprétation théologique qui peut être
faite de cette conversion porte sur des points essentiels:
·
La
Vérité est Dieu. Il n’y a pas d’indépendance de l’expérience philosophique qui
puisse conduire à la Vérité sans la
volonté de l’âme de se tourner avec humilité vers Dieu. L’homme peut favoriser
les conditions d’accueil de ce don, comme Ambroise l’a fait, comme le Christ
l’a montré, avec humilité, bienveillance, écoute, attention aux
« petits ». Le Fiat Lux est
gratuit: la Vérité un don comme la création l’est elle -même. Pour y
parvenir l’Écriture joue un rôle
structurant dans la création de soi.
·
Il faut
reconnaître la création (continue) du monde et de soi par Dieu pour en vivre (continuellement).
En vivre pour aller de l’image spirituelle de Dieu en soi vers la ressemblance,
c’est à dire être en route de la Terre informe vers le Ciel spirituel.
BIBLIOGRAPHIE
AUGUSTIN (saint) Les
confessions. Dialogues philosophiques, (dir)Lucien Jerphagnon Oeuvres, t.
I, , NRF, coll. « La Pléiade », Paris, éditions Gallimard, 1998.
BAKHOUCHE Béatrice, La
conversion de Saint Augustin: modèle paradigmatique ou exemple atypique,
cahiers d’études du religieux n°6, Montpellier, éditions du Centre
interdisciplinaire d’études du religieux, 2009.
JERPHAGNON Lucien, Saint
Augustin, le pédagogue de Dieu, coll. Découvertes, Paris, éditions
Gallimard, 2002.
NADEAU Christian, le
vocabulaire de Saint Augustin, coll. dirigée par Jean Pierre Zarader, Paris,
éditions Ellipses, 2009.
VANNIER Marie-Anne, Saint Augustin, la conversion en acte, coll.
« Sagesse éternelles », Paris, éditions Entrelacs, , 2011.
VANNIER Marie-Anne, Augustin le converti, cours de master 1 « Théologie »,
CAEPR Metz, année universitaire 2017-2018.
VINEL Françoise, les
Confessions: expérience, pensée et matrice de l’œuvre, cours de
patrologie, institut supérieur de
théologie de Nice Sophia Antipolis, année universitaire 2013-2014.
[1] Marie Anne VANNIER, Augustin le converti, cours master 1, Théologie, CAEPR, Metz ,2017
[2] Il y a aussi cette espèce d’illumination dans le
jardin du Luxembourg, alors qu’il est élève en hypokhâgne : « Il m’apparut soudain, sans
préparation, l’idée très simple que “la question de l’être” n’était pas la
première, mais qu’elle relevait, comme un reflet – un reflet plus qu’un effet
–, d’une situation plus originaire qui se nomme, disons, la création.
C’est cette pensée de l’être comme créé, ou comme donné, qu’il s’agit ici
d’accueillir »J.L Marion
[3] Montée du Carmel, Livre II, ch.2
[4] Cette approche gnostique, héritée originellement des
cultes à mystères égyptiens et grecs, va se poursuivre au cours des siècles
sous des formes diverses: rosicruciennes, franc maçonnes etc. en développant le même principe: l’homme
élu, initié par ses pairs peut par degrés successifs et par ses propres forces accéder
à la Vérité qui le distinguera du commun
des mortels.
[5]
Marie-Anne Vannier, cours de M1 théologie, Metz, 2017
[6] ibid., Georges Madec cité par Marie-Anne
Vannier