samedi 14 juillet 2018





Saint Augustin :

 de l’expérience religieuse à l’interprétation théologique




Plusieurs des étapes significatives qui jalonnent la vie de saint Augustin constitueront des ferments de sa théologie. Son expérience religieuse et sa conversion constituent un archétype: « on comprend que cette conversion a une dimension herméneutique. Non seulement elle conduit à la constitution de l’être, mais elle fonctionne également comme un principe d’interprétation pour son œuvre »[1].

La vie d’Augustin n’est pas séparée en deux parties étanches pré et post conversion; sa période de jeunesse a une valeur expérientielle, mais celle de la maturité n’est pas que théorique: les deux sont en correspondance permanente et s’enrichissent. Rien pour lui n’est définitivement  acquis et la notion très moderne de progrès lui est familière; il écrit en fin de vie des « Retractaniones » par lesquelles il s’emploie à corriger et enrichir ses pensées antérieures. « J’écris en ce moment des livres ou j’ai entrepris de reprendre mes petits ouvrages, afin de montrer que ma pensée n’a pas toujours été identique à elle-même en tous points, je pense au contraire avoir progressé dans mes écrits, par la miséricorde de Dieu et non pas avoir été parfait dès le début. » La pensée d’Augustin est évolutive, et son mouvement en fait à la fois la richesse vivante et la difficulté de saisine.


1) les diversités d’expériences vécues par Augustin

L’expérience d’Augustin va osciller entre deux pôles. Il va rechercher intellectuellement la rationalité  avant d’être transformé par l’expérience religieuse.
Une expérience qualifiée d’objective et rationnelle est celle par laquelle est mis en place un dispositif expérimental pour l’étude d’un phénomène réductible à des paramètres scientifiques. Elle a pour but de valider une hypothèse d’étude pour en confirmer la valeur universelle. Le mode de raisonnement utilisé est de type hypothético-déductif. La modélisation, la numérisation et la reproductibilité en sont les principales caractéristiques. L’observateur est extérieur à l’objet examiné. C’est le processus par lequel la science  progresse depuis le XVIIème siècle et tend à s’imposer  comme modèle de référence en occident, y compris dans des domaines  comme les sciences humaines.

En revanche, une expérience religieuse (ou mystique) est un état de conscience individuel, inhabituel, créé par un contact non intentionnellement  provoqué, avec une réalité autre,  vécue comme telle par le sujet, expérience ayant un caractère transcendantal. Cette expérience  non transmissible ou répétitive, implique le sujet personnellement.  Limitée dans le temps,  cette expérience peut comporter différentes gradations: elle a été une simple pré conscience pour Jean Luc Marion,[2] une conversion brutale pour Paul Claudel, des extases mystiques pour sainte Thérèse, une transfiguration stigmatique pour saint François. Cette expérience peut aussi, et c’est le cas pour saint Augustin s’inscrire  dans un  processus intellectuel de longue durée, ponctué d’instants d’intensité mystique. La difficulté est de rendre compte d’une expérience de ce type dans un mode d’expression qui fait sens pour ceux qui ne l’ont pas vécue. Ainsi que le note saint Jean de la Croix « si on racontait a quelqu’un des choses dont il n’aurait jamais entendu parler, et dont il n’aurait jamais vu la ressemblance, il n'en aurait pas plus d’idée que si on ne lui avait jamais rien dit »[3]

Expérience scientifique, expérience métaphysique, expérience artistique, expérience religieuse ou même expérience amoureuse, relèvent  toutes d’une recherche de vérité dont la nature est différente et qui mettent en jeu de manière parfois opposée la raison, l’émotion, la foi,  comme le montre la controverse entre Pascal et Descartes.

Saint Augustin dans ses Confessions, même s’il note que leur contenu biographique n’est pas le plus important, va  rendre compte théologiquement  du bouleversement  ontologique qu’il a vécu, provoqué par son passage d’une recherche  de la vérité fondée sur la raison à un accès à la Vérité fondée sur la foi.

                                             

1.1 Mondanités et deuils: expériences de vie
Les images emblématiques que l’on a de Saint Augustin sont celles du jardin  de Milan et de la nuit d’Ostie. Elles frappent l’imagination comme peut frapper le mémorial de Pascal,  car elles sont des moments de transport mystique. Elles constituent des temps forts de la conversion d’Augustin, mais non son aboutissement, car elles s’inscrivent dans un long processus dont elles constituent des  marqueurs essentiels.

Durant sa jeunesse, comme il le confesse lui-même, sa vie fut relativement dissolue. À l’exemple de beaucoup de jeunes gens de toutes époques, «je vais à Carthage… Je n’aimais pas encore et j’aimais à aimer… j’en vins à me ruer dans l’amour où je désirais me prendre » (Conf.3, 1,1). Mais sa dissolution fut moindre sans doute qu’il voulut s’en persuader ensuite, car  il vécut maritalement  avec une femme dont nous ignorons jusqu’au prénom, et ce durant quinze années. Lui-même dit qu’il lui fut fidèle et qu’il l’aima (Conf. 4, 2,2). Puis cette femme s’effaça, victime des ambitions d’Augustin qui souhaitait conclure un mariage avec une riche héritière encore nubile (Conf.5, 15,25), et des intrigues de Monique qui, dans l’attente de cette union, poussera une maîtresse dans le lit de son fils. Néanmoins, sa conjointe  lui avait donné un enfant Adeodat, enfant « charnel de son péché » qui finalement fera la fierté d’Augustin avant de mourir prématurément, après avoir été baptisé avec lui. Ce qui est incontestable, car lui même y revient à de multiples reprises au long des Confessions, c’est le poids du désir de chair qui l’habita et qu’il ressentit souvent comme une entrave à son épanouissement spirituel. Avant d’être un saint, il est un homme qui a porté en lui une part d’ombre dont il a eu du mal à se défaire.

L’autre femme importante de  la vie d’Augustin fut Monique, mère dévouée, aimante, omniprésente, à la fois initiatrice en christianisme, guide et compagne spirituelle. Sa disparition en 388 fut suivie presque immédiatement de celle de Adeodat. Ce double deuil  sonna pour Augustin la fin de sa vie affective temporelle intime dont il rend compte avec douleur (Conf. 9,12).
Cette première période de vie faite de recherche d’honneurs et de plaisirs, ponctuée de lâchetés et de compromis, assombrie de deuils formera chez lui l’expérience du tragique de l’existence. Il a été plongé  tôt dans le chaudron de la misère humaine où tout est instabilité et finalement vanité. Et cela  va influencer ses conceptions ultérieures sur le mal, le péché, la vacuité et  la mort  qui sont l’apanage de la nature humaine comme en témoigne cet extrait de la Cité de Dieu :
« De quelles peines est troublé le genre humain, peines qui tiennent non à la malice et à la perversité des méchants mais à la condition humaine et à la misère commune! Qui peut l’exprimer en paroles, qui peut le concevoir en pensée ? Quelles craintes, quelles désolations naissent des veuvages et des deuils, des dommages et des condamnations, des perfidies et des mensonges des hommes, des faux soupçons, de tous les forfaits et crimes dus à la violence des autres, puisque c’est d’eux que proviennent si souvent spoliation, captivité, emprisonnement, exil, torture, amputation des membres, privation des sens oppression du corps pour satisfaire l’obscène passion du plus fort et tant d’autres maux horribles. Et que dire des innombrables accidents qui viennent du dehors, si redoutables pour le corps : la chaleur et le froid, les tempêtes, la grêle et la foudre, les tremblements et les déchirures de la terre […]. » (De Cive. Dei. XXII).


                        
1.2 Recherche de la Vérité: les parcours vers la conversion

Le parcours d’Augustin qui va le conduire à  Milan et Ostie  ne fut pas linéaire, ni exempt d’allers- retours régressifs, d’attentes, de remises en cause, de doutes. Ce n’est que peu à peu, que se dessine, au milieu des contradictions de l’esprit et de la chair, une pente ascendante à valeur initiatique.
La formation initiale d’Augustin, son ambition puis sa profession le conduisirent vers la rhétorique qui, dans l’antiquité, était d’abord un art de la persuasion  et de l’éloquence visant à convaincre et séduire plus qu’à prouver. La lecture de l’ouvrage de Cicéron l’Hortensius l’amena à la « philo-sophia ». Cette lecture l’avait convaincu que l’homme peut par lui-même parvenir à la sagesse. Augustin découvrit que, au-delà des arguties rhétoriques, le raisonnement  philosophique avait pour but de découvrir la vérité  et le vrai bonheur :
« Sa lecture changea mes sentiments […] elle rendit tout autres mes voeux et mes désirs. Je ne vis soudain que bassesse dans l’espérance du siècle, et je convoitai l’immortelle sagesse avec un incroyable élan de coeur, […]. Car je ne songeais plus à raffiner mon langage […]; il m’avait persuadé de ce qu’il disait et non pas de son bien-dire. » (Conf. III, 4). Ce n’est que bien  plus tard qu’il découvrira que cette aspiration à la sagesse avait un nom que lui même –et encore moins Cicéron bien sûr – ne connaissait : « le nom du Christ n’était pas là […] et, sans ce nom, nul livre, si rempli qu’il fût de beautés, d’élégance et de vérité, ne pouvait me ravir tout entier » (Conf. 3,4).

Par comparaison à l’Hortensius, la lecture de la Bible qu’il entreprit dans cette période lui apparut indigne de la majesté cicéronienne. Il en fut déçu, car cette écriture est faite pour les « petits » qui veulent croître, mais Augustin écrivait : « je dédaignais d’être petit; et enflé de vaine gloire, je me croyais grand » (Conf. 3, 5,9).
Ensuite comme on le sait, Augustin adhérera à la secte manichéenne. Sans doute par arrivisme (les manichéens occupaient de nombreux postes importants dans l’administration romaine et pouvaient faciliter son avancement), mais surtout par désir d’atteindre une vérité à laquelle  les manichéens prétendaient accéder. Le manichéisme est une gnose qui postulait que  la vérité pouvait être acquise rationnellement bien que sa pratique le démentît. Ce dont Augustin s’aperçut et  en jugera sévèrement ultérieurement  la prétention :   
« Aussi, je rencontrai des hommes, au superbe délire, charnels et parleurs; leur bouche recelait un piège diabolique, une glu composée du mélange des syllabes de votre nom, et des noms de Notre-Seigneur Jésus-Christ et du Paraclet notre consolateur, l’Esprit-Saint. Ces noms résidaient toujours sur leurs lèvres, mais ce n’était qu’un son vainement articulé; leur coeur était vide du vrai. Et ils disaient: Vérité, vérité; ils me la nommaient sans cesse, et jamais elle n’était en eux.[ …]  Et les mets qu’ils servaient à mon appétit de vérité, c’étaient, au lieu de vous, « la lune, le soleil,» chefs-d’ oeuvre de vos mains, mais votre oeuvre, et non pas vous, ni même votre oeuvre suprême; car vos créatures spirituelles sont encore plus excellentes que ces corps éclatants de lumière et roulant dans les cieux » (Conf,6, 4, 16). Cet attrait initial pour le manichéisme mérite qu’on s’y arrête plus que lui-même ne le fait dans les Confessions, car il en sera adhérent pendant neuf ans. Le manichéisme  développait une pensée dualiste opposant le bien et le mal, la lumière et les ténèbres. Cette doctrine empruntait de manière  syncrétique ses éléments au zoroastrisme, au christianisme et au bouddhisme. C’était une  gnose qui, par degrés successifs, prétendait amener le récipiendaire à la lumière c’est-à-dire à la vérité. [4]Rendu prudent par la vacuité de ses dirigeants et l’absence de résultats, Augustin se tourna vers l’école philosophique des  académiciens qui espéraient non l’atteinte de la vérité ultime, qui restait inaccessible pour eux, mais faisaient de la quête de celle-ci leur véritable but. Ce n’était  plus la vérité  qu’il importait d’atteindre, mais le chemin qui y conduisait. De la recherche de la vérité, Augustin en était arrivé, sans satisfaction, à la vérité de la recherche.  Il notera dans les Confessions «  autre chose est de voir d’un sommet boisé la patrie de la paix, de ne pas découvrir la route qui y mène, de s’évertuer en vain dans des régions impraticables [ …] ; autre chose de tenir la voie qui y conduit, sous la protection vigilante du Prince céleste ». (Conf.8.21, 27).

L’itinéraire intellectuel de St Augustin durant ces périodes peut se  présenter de la manière suivante :


Périodes
successives
période rhétorique
période philosophique
période manichéiste
période académique
période
sceptique
Type de
recherche philosophique
méthode dialectique
« recherche de la vérité »intérieure
accession à la vérité formelle
« vérité de la recherche »
doute absolu

Ce parcours, qui peut paraître disparate, offre néanmoins une cohérence philosophique :

1)    Augustin  était à la recherche d’une vérité fondamentale, principe de toutes choses, qui s’impose avec la force de l’évidence à un esprit logique rationnel. Une recherche  « scientifique » de recherche de la vérité a guidé ses pas.

 2) la Vérité est accessible à l’homme qui peut compter sur ses propres forces pour l’atteindre ; pour y parvenir il doit utiliser sa liberté  autonome de pensée qui ne dépend que d’elle-même.

Pourtant, ces expériences et ces  recherches ne satisfont pas Augustin et le  conduisent dans une impasse métaphysique: celle du doute et du relativisme : « vous aviez  fait sécher mon âme comme l’araignée» (Ps. XXXVIII, 12).


2. La conversion et l’interprétation théologique « La vérité est un don » 

2.1 Acceptation de l’humilité

Pour narrer sa  rencontre avec Ambroise qui va amener à sa conversion, Augustin emploie des  termes auxquels il n’était pas habitué: il est frappé par sa « bienveillance », par son « paternalisme », par son « écoute », par sa « charité ». Ambroise n’est pas un « docteur de vérité » (Augustin n’attendait plus rien  de ceux-ci et du type de vérité qu’ils prônaient) « mais un homme bienveillant qui apporte la doctrine du salut. » (Conf. 5, 13, 23). Ambroise ne dit pas que la vérité est dans la manière de poser la question ou que la solution vient de l’homme,  mais que la Vérité est un don de Dieu. Il convient donc d’attendre ce don avec humilité. Il enseigne « que la lettre tue et l’esprit vivifie ». C’est une véritable conversion du regard qu’opère (ou qui s’opère) en Augustin qui intègre le caractère spirituel de l’image de Dieu en l’homme « Mais quand j’eus appris, qu’en croyant l’homme fait à votre image[ …] O Très-Haut et très-prochain, très-caché et très-présent, et ce sans parties plus ou moins grandes, tout entier partout, et tout entier nulle part, vous n’êtes point cette forme corporelle, et pourtant vous avez fait l’homme à votre image, l’homme qui de la tête aux pieds tient dans un espace »( Conf. 6,4,4). Peu à peu il accepte l’idée catholique de la foi malgré les errements qui le détournent encore du chemin à suivre. (projet de mariage: 6,12, constante tyrannie de la chair qu’il faut combattre : 6,15 ; 8,1 ; 8,11 ). 

Mais la conversion d’Augustin est en marche. Dieu se rapproche. Malgré les contradictions et les nombreux tourments de son âme. Après une crise profonde, le jardin de Milan apparaît comme une catharsis. Le « Prends et lis ! Prends et lis ! » introduit sa conversion totale. Sa conduite à venir sera sans hésitation : « il se répandit dans mon coeur comme une lumière de sécurité qui dissipa les ténèbres de mon incertitude »(Conf. 8, 12); l’épisode d’Ostie complète cette conversion d’une  dimension mystique de deux âmes en fusion entre elles et avec celui qui Est : «  nous nous promenâmes par les échelons des corps jusqu’aux espaces célestes d’où les étoiles, la lune et le soleil nous envoient leur lumière; et montant encore plus haut dans nos pensées, dans nos paroles, dans l’admiration de vos oeuvres, nous traversâmes nos âmes pour atteindre, bien au-delà, cette région d’inépuisable abondance[ …] sagesse incréée, qui est ce qu’elle a été, ce qu’elle sera toujours; ou plutôt en qui ne se trouvent ni avoir été, ni devoir être, mais l’être seul, parce qu’elle est éternelle; car avoir été et devoir être exclut l’éternité » ( Conf. 9,10). Milan comme Ostie consacrent la rupture totale d’Augustin avec la volonté de chercher la Vérité travers les arguties philosophiques, mais de la chercher par l’acceptation de l’humilité qu’il avait rejetée lors de ses premiers contacts avec la bible.

 C’est par la lecture de la Bible que la conversion s’opère dans le jardin de Milan. Cette relecture de la Bible va provoquer chez Augustin une autre façon de lire  le monde et lui- même. Simplicanus, un ami de l’évêque Ambroise l’invite à découvrir également les auteurs néoplatoniciens (sans doute Plotin, Porphyre, Jamblique). Mais Augustin converti ne parvient pas à entrer totalement dans ce mouvement plotinien de  fusion totale avec l’Un car  il accède à la rencontre:« du Dieu créateur de la lumière immuable qui est « au-dessus de son intelligence … parce que c’est elle-même qui l’a fait et lui au-dessous parce qu’il a été fait par elle. ». Si Augustin avait lu Plotin avec les prérequis philosophiques qui étaient les siens avant sa conversion, il ne fait nul doute qu’il eut ajouté une inutile étape de plus à la recherche philosophique sans fin qui était la sienne. Il écrit pour évoquer ces périodes antérieures « Et je parlais comme ayant la science, et si je n’eusse cherché la voie dans le Christ Sauveur, cette science n’allait qu’à ma perte.»(Conf.7, 20, 26). Dans son parcours précédent, une approche de la connaissance de soi platonicienne ou de la fusion avec l’Un plotinienne l’eut sans doute conduit aux mêmes  errements, c’est-à-dire à exalter  la raison humaine qui ne compte que sur elle-même jusqu’à ce qu’elle défaille et se révèle impuissante. Avec la conversion, l’errance intellectuelle d’Augustin prenait fin :
« Ainsi averti de revenir à moi, j’entrai dans le plus secret de mon âme, aidé de votre secours. […]  Et vous m’avez crié de loin: Erreur, je suis celui qui est (Exod. III, 14)! Et j’ai entendu, comme on entend dans le cœur. Et je n’avais plus aucun sujet de douter. Et j ‘eusse douté plutôt de ma vie que de l’existence de la vérité, « où atteint le regard de l’intelligence à travers les créatures visibles (Rom. I, 20). ».


2.2.  La conversion du regard

Ce retournement du regard qu’amène la  conversion est un don de Dieu. Elle fut rendue possible après qu’ Augustin ait cherché éperdument une vérité qui lui échappait. Mais si Dieu dès l’origine n’avait placé en lui  ce désir éperdu de le trouver, il ne l’aurait ni cherché, ni trouvé. Il était nécessaire que le temps fasse son oeuvre. Comme il l’écrit, le temps est une « distension » de l’âme. Le temps n’est pas nécessairement une « distentio » entropique, mais au contraire une néguentropie : « l’être humain peut réaliser une transmutation du temps, en faire non un facteur de dégradation, mais d’approfondissement dans une intériorité toujours renouvelée »[5]. Ostie en est un exemple pour Augustin. Et cette donnée atemporelle, vécue dans cette nuit mystique  essentielle lui inspirera, sans doute, tout le livre XI des Confessions qui lui fait écrire à Dieu: » Votre aujourd’hui c’est l’Éternité: c’est pour cela que vous avez engendré un fils coéternel à qui vous avez dit : «  je t’ai engendré aujourd’hui ». Tous les temps sont votre oeuvre, vous êtes avant tous les temps et il ne se peut pas qu’il y eut un temps ou le temps n’était pas » (Conf.11, 14) et  encore « dans l’Éternité rien n’est successif, tout est présent. ».



2.3 Création du sujet  (altérité et intersubjectivité)

Augustin découvre que l’homme n’est pas seul, « interior intimo meo et superior summo meo » et que d’une certaine manière il doit se retirer de lui-même pour faire place en lui pour accueillir l’Autre. Il découvre que « le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14,6) ont un nom et un visage, celui du Christ médiateur qui conduit au Père. Jusqu’à cet instant, Augustin avait « détourné de lui son propre regard » en n’allant pas au-delà de lui même, de ses limites pour découvrir et partager Celui qui est au « plus intime de lui-même ». « Va au-delà de toi-même. Porte toi vers la source lumineuse où s’éclaire la réflexion » (De la vraie religion, 39,72). Pour emprunter une analogie à Platon, Augustin était dans sa propre  caverne et celui qu’il y cherchait n’était que l’ombre de lui-même. Dès lors, Augustin peut relire toutes les périodes précédentes de sa formation avec un nouveau regard conciliable avec le Dieu immanent qui est le sien. Ce nouveau regard provoquera une nouvelle façon d’aborder les philosophes et il écrira « tout ce que j’avais lu de vrai chez les platoniciens était ici sous la caution de la grâce ». C’est en acceptant avec humilité l’Autre qu’il se constitue véritablement comme sujet. « Voilà constitué le sujet de l’expérience religieuse : le « Je  » humain par le Toi divin »[6].
                                            
Le nouveau regard d’Augustin

Avant la conversion
Après la conversion




La Vérité peut s’acquérir par une démarche rationnelle et « scientifique ».

La Vérité est un don, pas une conquête de la  raison. C’est par l’humilité que son accueil se fait. La vérité c’est le Christ médiateur.
L’expérience « religieuse » de l’altérité est première.





L’homme est un être libre, autonome, qui peut compter sur ses propres forces, la condition du succès.

Ce n’est pas l’homme qui accède à la Vérité, mais la Vérité qui l’appelle et l’attire. Pour y accéder, c’est Dieu qui appelle l’homme « Dieu plus intérieur à soi que soi-même ».
C’est la Vérité qui nous convertit à elle,
La vérité ne résulte pas d’une auto création,  mais d’un dialogue.



CONCLUSION

En se convertissant (en étant converti) Augustin se récrée (est recrée).

La conversion d’Augustin n’est pas une rupture soudaine mais s’inscrit dans un long processus de vie et de recherche à valeur herméneutique. Pour paraphraser une formule philosophique moderne à succès, Augustin découvre que ce n’est pas l’existence qui crée l’essence mais qu’elle en forme la propédeutique. La conversion est ontologiquement constitutive c’est-à-dire qu’elle permet à l’être  de se retrouver lui-même et de ne plus se chercher vainement à l’extérieur de lui. Vivre et persévérer dans son être est le degré ontologique le plus élevé de l’âme. Cette persévérance dans l’être se fait avec le Christ.

L’interprétation théologique qui peut être faite de cette conversion porte sur des  points essentiels:

·      La Vérité est Dieu. Il n’y a pas d’indépendance de l’expérience philosophique qui puisse conduire à la Vérité  sans la volonté de l’âme de se tourner avec humilité vers Dieu. L’homme peut favoriser les conditions d’accueil de ce don, comme Ambroise l’a fait, comme le Christ l’a montré, avec humilité, bienveillance, écoute, attention aux « petits ». Le Fiat Lux est  gratuit: la Vérité un don comme la création l’est elle -même. Pour y parvenir l’Écriture  joue un rôle structurant dans la création de soi.
·      Il faut reconnaître la création (continue) du monde et de soi par Dieu pour en vivre (continuellement). En vivre pour aller de l’image spirituelle de Dieu en soi vers la ressemblance, c’est à dire être en route de la Terre informe vers le  Ciel spirituel.


 


BIBLIOGRAPHIE


AUGUSTIN (saint) Les confessions. Dialogues philosophiques, (dir)Lucien Jerphagnon Oeuvres, t. I, , NRF, coll. « La Pléiade », Paris, éditions Gallimard, 1998.

BAKHOUCHE Béatrice, La conversion de Saint Augustin: modèle paradigmatique ou exemple atypique, cahiers d’études du religieux n°6, Montpellier, éditions du Centre interdisciplinaire d’études du religieux, 2009.

JERPHAGNON Lucien, Saint Augustin, le pédagogue de Dieu, coll. Découvertes, Paris, éditions Gallimard, 2002.

NADEAU Christian, le vocabulaire de Saint Augustin, coll. dirigée par Jean Pierre Zarader, Paris, éditions Ellipses, 2009.

VANNIER  Marie-Anne, Saint Augustin, la conversion en acte, coll. « Sagesse éternelles », Paris, éditions Entrelacs, , 2011.

VANNIER Marie-Anne, Augustin le converti, cours de master 1 « Théologie », CAEPR Metz, année universitaire 2017-2018.

VINEL Françoise, les Confessions: expérience, pensée et matrice de l’œuvre, cours de patrologie,  institut supérieur de théologie de Nice Sophia Antipolis, année universitaire 2013-2014.



[1] Marie Anne VANNIER, Augustin le converti, cours master 1, Théologie, CAEPR, Metz ,2017
[2] Il y a aussi cette espèce d’illumination dans le jardin du Luxembourg, alors qu’il est élève en hypokhâgne : « Il m’apparut soudain, sans préparation, l’idée très simple que “la question de l’être” n’était pas la première, mais qu’elle relevait, comme un reflet – un reflet plus qu’un effet –, d’une situation plus originaire qui se nomme, disons, la création.  C’est cette pensée de l’être comme créé, ou comme donné, qu’il s’agit ici d’accueillir »J.L Marion
[3] Montée du Carmel, Livre II, ch.2
[4] Cette approche gnostique, héritée originellement des cultes à mystères égyptiens et grecs, va se poursuivre au cours des siècles sous des formes diverses: rosicruciennes, franc maçonnes  etc. en développant le même principe: l’homme élu, initié par ses pairs peut par degrés successifs et par ses propres forces accéder à la Vérité  qui le distinguera du commun des mortels.
[5] Marie-Anne Vannier, cours de M1 théologie, Metz, 2017
[6] ibid., Georges Madec cité par Marie-Anne Vannier