vendredi 13 juillet 2018


« Morale pour un temps de nihilisme » de Paul Valadier[1]




Cet ouvrage de Paul Valadier « la morale sort de l’ombre » rassemble une série d’articles ou d’interventions dans lesquels le philosophe tente de discerner dans quelles conditions la morale peut sortir de « l’ombre » dans laquelle la société la dissimule derrière un brouillard de complexités nouvelles. Car l’ethos actuel est tissé par des politiques, des avancées scientifiques, des comportements individuels et collectifs qui imposent à la morale, et particulièrement à la morale chrétienne, de trouver des méthodes, elles aussi nouvelles, pour s’exercer. Ce n’est pas tant la morale qu’il conviendrait de changer que ses conditions d’application à des terrains nouveaux marqués par le relativisme, le nihilisme, la violence, la mondialisation.  
Cet ouvrage est divisé en trois parties (morale, politique, religion) complétées de fiches biographiques de penseurs qui constituent, à des titres et degrés divers, pour Paul Valadier des marqueurs de la pensée contemporaine (Carl Schmitt, René Girard, Jacques Maritain). Paul Valadier continue par ailleurs à faire recours à deux philosophes de « rupture » classiques qui lui sont familiers : Machiavel pour le politique, Nietzche pour la morale. C’est ce dernier auquel il sera fait constamment référence dans le chapitre 4 de l’ouvrage intitulé «Morale pour temps de nihilisme » qui sera plus particulièrement commenté ici.

Dans une première partie, nous tenterons de dégager les points forts de ce chapitre que P. Valadier a organisé en trois parties : pourquoi qualifier de nihiliste la situation contemporaine de l’individu ? Quelles conséquences en tirer pour la morale et enfin quelle lecture théologique en faire ?
Dans une seconde partie, nous tenterons de commenter et développer ces aspects d’un point de vue éthique et théologique pour en marquer la pertinence et la fécondité éventuelle. 



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I
Synthèse de «  morale pour un temps de nihilisme. »

11) De la morale sans Dieu (Kant) aux Idéaux de l’anti-morale (Nietzche)

Comme indiqué en introduction, il ne semble pas à Paul Valadier que les références morales fondamentales de l’humanité soient ignorées ou aient disparues, mais la complexité du monde contemporain est tel (ou nous apparaît tel) que nos repères s’effacent et « comme si noyés dans le brouillard, nous ne pouvions plus nous confier à nos instruments d’orientation. »(p.62).
Une manière de rendre compte de cette absence de repères est de poser la question « si Dieu n’existait pas qu’est que cela changerait ? ». Selon Dostoïevski cela changerait tout et il fait dire à son héros Aliocha, dans les frères Karamazov « Si dieu n’est pas, tout est permis ». Mais Kant en revanche ne partage pas cette conclusion relativiste : si Dieu n’était pas, cela ne changerait rien, car la morale trouve et doit trouver en elle-même ses propres ressources ; elle n’a nul besoin d’un fondement externe pour s’édifier. L’homme est moralement auto-suffisant et l’homme n’a pas besoin d’un référent extérieur, c’est à dire un tiers auto-certificateur qui validerait son action. Car si tel était le cas, cette sujétion signifierait une faillite de sa liberté et de sa capacité à être soi. Le penseur de Königsberg est pourtant chrétien, mais il disjoint le plan de la raison morale pratique de cet Idéal religieux transcendant hétéronome. Paul Valadier note que Kant de cette façon détruit la morale chrétienne et « opère une sécularisation ou un anthropomorphisme mortel pour le christianisme ». L’adjectif « mortel » peut paraître excessif mais pourtant même si cette position kantienne héritière des Lumières qui fait de chaque individu un être souverain et autonome peut certainement être considéré comme libératoire, elle porte bien en elle les germes d’échecs, de dérives de la raison impuissante et de la mort de Dieu que l’histoire tragique du XX° siècle a illustrée.  

Cet aspect de la philosophie Kantienne nourrit le « soupçon » nihiliste que l’on trouve chez Nietzche. Soupçon ? Quel est-il ? Pour Nietzche cet Être suprême considéré comme impératif inconditionnel, est le contre-idéal de l’affirmation de la vie, celui qui empêche le jaillissement de la créativité : une contre-morale. Dieu est mort (pour Nietzche), l’homme l’a tué (et Kant y a contribué). Mais force est de constater la faillite des Idéaux censés y suppléer. Ne sommes-nous pas les dupes d’une fausse liberté proposée si l’hétéronomie divine est évacuée quant à son contenu mais maintenue quant à sa forme. Autrement dit, si la référence divine n’est plus une sujétion, mais que les formes auxquelles l’homme est accoutumé à être contraint se dupliquent en lui, n’est-ce pas une façon de continuer à se soumettre à cet Idéal « inconsciemment » ? (Ce dernier terme n’est pas employé par Paul Valadier). Et l’individu ne continue-t-il pas à se soumettre à une modélisation qui « divise l’homme en lui-même » ? (p.64). Le résultat de ce joug invisible dont il croit être libéré n’est-il pas de refréner la libre expression des passions et de la vie jaillissante qu’il sera incapable de saisir pour en jouir ? Pour Nietzche la mort de Dieu crée une liberté incapable de s’assumer. Pour lui, l’homme de la mort de Dieu est comparable à un « chameau » qui continue à porter le poids de l’ancienne morale. D’une manière encore plus large, le nihilisme nietzschéen interroge tous les idéaux transcendants et la capacité de la raison pratique à les assumer. Cette liberté sans repères engendre toutes les dérives. Le nihilisme conduit à travestir les valeurs les plus hautes par des œuvres de mort et de néant.
En illustration de cette pensée, Paul Valadier évoque toutes les illusions que la société contemporaine a pu créer chez les hommes au nom de ces Idéaux « à majuscules « (on pense bien sûr au marxisme, au fascisme). Derrière ceux-ci, qui n’ont provoqué souvent dans l’histoire que souffrance et mort, comment ne pas voir le Rien, le nihil ? L’homme ne coure t-il pas ainsi un risque encore plus grand que celui que l’Idéal divin lui faisait courir ? Pour être lui-même il devrait déployer la force et la volonté du « lion » que Nietzche qualifiera de « surhumaines » ? N’ayant plus de support dans le flux de la vie et n’ayant ni la force ni la volonté de nager, l’homme n’est-il pas prêt à s’accrocher à n’importe quelle bouée de remplacement ? Nietzche avait vu que la mort des Idéaux peut être trompeuse et qu’ils peuvent resurgir par habitude comme des « idoles ». Paul Valadier range dans cette résurgence des phénomènes qui apparemment peuvent apparaître aussi étrangers les uns aux autres que la prolifération des sectes, les évolutions doctrinales rigides de l’Église catholique, la croissance de l’Islam. Il actualiserait sans doute cette liste aujourd’hui en y ajoutant l’engouement pour les syncrétismes orientaux, les thérapies du développement personnel, l’exaltation narcissique du corps. Toutes ces tendances ont en commun de combler un vide que la volonté (au sens nietzschéen) ne parvient pas à remplir. Paul Valadier utilise pour qualifier ces mouvements de substitution d’une formule désabusée : mieux vaut se « donner à n’importe quoi plutôt qu’à rien ». (p.71)

12) Les faces obscures de l’anti- morale contemporaine

Le philosophe en place quatre aspects en exergue.

·      L’utilitarisme (P.69)
Pour les moralistes utilitaristes, la qualité d’un acte est jugée non en fonction des motifs qui le motivent — et dont nous avons vu que les résultats étaient pour le moins décevants — mais en fonction de la qualité de ses résultats. Le soupçon porté à l’égard des Idéaux à majuscules conduit désormais chacun à poursuivre ce qui lui paraît le moins incertain, c’est à dire la quête de son intérêt propre. Pour nos contemporains, la liberté individuelle à jouir de sa propre liberté, dans le respect et l’optimisation de celle de tous, est devenue un référentiel qui ne peut être remis en cause. Cette aspiration à la liberté individuelle marque le succès des morales conséquentialistes. Dans un autre chapitre de son livre Paul Valadier (p.55, ch3) développe l’idée que l’appel à la liberté individuelle devient la « norme référentielle indiscutable à laquelle chacun doit se soumettre ». Il illustre ce quasi-axiome par la référence à l’euthanasie qui apparaît de plus en plus comme un droit inaliénable de l’individu à disposer librement de sa vie. Les débats récents autour des États généraux de la bioéthique en France en 2018 illustrent le renforcement de cette tendance sociétale qui a déjà triomphé dans plusieurs pays.

·      L’indifférenciation (p.70)
Cet indifférentialisme est un fruit paradoxal de la tolérance généralisée que Paul Valadier qualifie « d’universelle bienveillance » (p.53) vécue comme un progrès irrécusable. Toute différenciation est ressentie comme une atteint à l’égalité. Si tout se vaut, rien ne doit se distinguer et à plus forte raison s’imposer. Cette banalisation entraîne que toute affirmation d’une différence est ressentie comme une intolérance à l’égard de l’autre. Toutes les différences sont admises à la condition que le mode d’appréhension que l’on en a de celles-ci soit le même : celui d’une tolérance non discriminante. Cette volonté d’indifférenciation n’a fait que s’accentuer depuis que Paul Valadier a écrit ce livre (le succès de la théorie des genres en témoigne). Poussée à l’extrême, l’absence de repères collectifs normatifs conduit à un relativisme absolu c’est à dire à la validation de l’a-normal qui peut s’imposer paradoxalement comme une norme (exemple de l’homoparentalité)

·      La barbarie (P.71)
 Le manque intérieur d’autonomie, la perte de sens, place l’individu « en état de siège par rapport à lui-même » (p.71) et, dans ce sens, peut être qualifiée de barbarie note Paul Valadier en se référant a des philosophes comme Michel Henry ou Jean François Mattei. Cette barbarie, véritable ennemi intérieur, génère une violence que l’individu placé dans situation autoconflictuelle exerce contre lui même en recourant aux drogues, au sexe, au suicide ou contre la société en usant et justifiant la violence sociale.

·      La néantisation (p.71)
Le relativisme, la perte de repères collectifs, le manque de sens individuel conduisent à une vision pessimiste, à une fascination pour le néant qu’entretient le nihilisme (on peut songer au slogan « no future » de l’idéologie punk qui fait suite à la fin des illusions hippies des années 70).

Mais le nietzschéisme est aussi une exigence. Comme le souligne Paul Valadier il est porteur de valeurs créatives, pour peu que l’homme accepte de vivre réellement sa liberté et de l’assumer avec volonté. Paul Valadier souhaite voir le chrétien emprunter un chemin qui conduit à « vouloir quelque chose plutôt que rien »  et il se propose d’en baliser théologiquement le parcours.

13) Une morale pour sortir de l’ombre par temps de nihilisme

La question théologique pourrait être ainsi formulée  « Si l’ethos social nihiliste est désormais généralisé que peut le croyant ? » Pour y répondre, Paul Valadier aborde trois aspects complémentaires de réponse : de quel Dieu parle-t-on ? De quel homme s’agit-il ? Quelle réponse morale peut elle être pertinente ?
 « A quel Dieu croyons-nous si nous inscrivons nos vies sous le signe des évangiles ? »
 Paul Valadier esquisse plusieurs réponses :
             – la Parole de Dieu entraînera le chrétien à son écoute à désirer quelque chose plutôt que rien ; à être attentif au désir qu’à Dieu de notre liberté afin que nous nous tenions debout, ce qu’il nous laisse la liberté de refuser,            
             – le Dieu de la kénose, le Christ dont l’abaissement est la marque de la transcendance, doit influencer la vie du chrétien,
             – enfin tout homme est un « Je » unique et même s’il fait corps, et c’est souhaitable, avec ses semblables, il n’est pas un individu générique duplicable et reproductible. Il est et peut se constituer en projet unique et devenir un créateur conçu à l’image de Dieu.
 Ce Dieu n’est pas celui d’un Idéal transcendant désincarné et impitoyablement rigide mais Celui d’une écoute, d’un désir, d’une promesse, d’une attente. C’est d’abord Celui d’un dialogue et pour nourrir celui-ci Paul Valadier promeut trois aspects méthodologiques : celui du discernement, celui du « chef d’œuvre », celui de la prééminence accordée au réel.

Le discernement comme méthode
Le but de la morale est de s’opposer aux formes contemporaines du mal qui sont multiples et subtiles. Le discernement permet d’échapper aux mensonges de l’idéal, de l’idole, en posant sans cesse la question : qu’est-ce qui blesse la vie, qui détruit la relation avec autrui, qui abîme l’amour ? L’attention au présent, le discernement méthodique « permet d’opérer un travail de deuil par rapport à des idéaux exténuateurs de la vie » (p.77)



La morale comme œuvre d’art
L’homme créateur peut donner corps à ses valeurs chrétiennes. Même s’il ne réinvente pas la justice, la solidarité ou la paix, ces valeurs peuvent être nourries de cette substance créatrice. L’idée de Paul Valadier, même s’il ne l’exprime pas de cette manière, est que le chrétien peut devenir sculpteur de sa vie pour en faire un chef-d’œuvre unique.


Le choix du réel comme priorité
La quête de la valeur idéale n’est pas sans danger, car tout n’est pas possible. Entre l’idéal et le réel, il faut savoir choisir le réel parce que c’est en son sein que se forgera l’idéal et non l’inverse. En ce sens Paul Valadier propose une morale « ascendante » de préférence à une morale « descendante » dont on a vu les dérives toujours possibles. Il note « On peut vouloir la justice mais pas au point de préférer que le mode périsse plutôt que la justice ». (p.76). Cette phrase pourrait préfacer le « Parfum d’Adam », un roman, ouvrage de fiction extrêmement bien documenté sur les mouvements écologistes extrémistes américains dans lequel l’écrivain Jean Christophe Ruffin expose les actions terroristes de ceux-ci, justifiées par un constat simple : puisque c’est l’homme qui détruit la planète, détruisons l’homme, ainsi sauverons-nous la planète !
A l’inverse Paul Valadier rappelle que le comportement évangélique de Jésus est d’abord concret, efficace, effectif et affectif à l’égard des détresses rencontrées. Il ne poursuit pas un Idéal, mais plus simplement et plus difficilement, en toutes circonstances, il privilégie la vie réelle sur la mort.

II
Commentaires sur les aspects éthiques et théologiques

21) La dialectique du même et de l’autre
Paul Valadier décrit la montée de l’indifférenciation comme un phénomène significatif de la société. Il met là l’accent sur une difficulté majeure que rencontre la morale contemporaine, car les autres dérives qu’il pointe (la barbarie, la néantisation) peuvent être rattachées à ce phénomène. Car nous savons que l’enfant en gestation se trouve dans l’indifférenciation d’avec sa mère, dans un état de fusion tel qu’il ignore même qu’il a un propre corps et encore moins un moi : littéralement, il n’est et ne fait qu’un. Il devra sortir, avec douleur, physiquement puis psychologiquement, de cet état de fusion initial ; et quoi que l’on puisse penser des théories freudiennes, et notamment du rôle de censure et de castration symbolique du père, il est évident que le rapport entre le même et de l’autre va être central dans la morale humaine et dans la morale chrétienne — car il n’est pas de morale chrétienne qui ne soit d’abord fondée anthropologiquement. La morale aura pour but d’entretenir la dialectique du même et de l’autre. Toute tentative d’indifférenciation qui tente de faire coïncider soi-même et l’autre est régressive. Or on sait bien par les apports des philosophes, des psychanalystes, des sémiologues, que
l’appropriation du monde, pour avoir un sens, ne peut se faire qu’à travers une symbolisation qui met, le met à distance en le représentant et en lui permettant ainsi de s’intégrer dans un ensemble culturellement signifiant et cohérent. Or la tendance uniformisante générée par ce que Paul Valadier attribue à une « bienveillance généralisée » a pour conséquence une volonté de transparence et de saisine immédiate du réel sans intermédiaire, sans faille, cette appréhension directe se voulant une appropriation objective de celui-ci. Louis Marie Chauvet note dans un ouvrage « lorsque l’imaginaire tend à gommer cette distance pour retrouver l’immédiateté des choses, celles-ci ne sont plus que le miroir dans lequel le sujet se projette et dans lequel il tente de retrouver (inconsciemment bien sûr) sa propre image embellie. On en revient dès lors toujours au “même”, à savoir au sujet lui-même inévitablement idéalisé.[2] » Mais laissée à elle-même, cette image de Moi idéal est porteuse de mort, comme le montre l’histoire de Narcisse. (La généralisation des réseaux dits sociaux, la mode occidentale des « selfies », les émissions de » télé-réalité » illustrent à satiété cette volonté de présenter une image idéalisée, souriante et bronzée dans un corps performant !).
Beaucoup d’interdits fondateurs de la morale humaine universelle (comme l’interdit de l’inceste, de la masturbation, du meurtre) résultent de la prohibition de la mêmeté. Même le Jésus de la résurrection, bien que le même que le Jésus historique est pourtant un tout autre. Dans des notes de cours qui ont fait l’objet d’une publication, le théologien Xavier Thevenot note « la morale naît de l’interdit fondamental d’indifférenciation » et il ajoute « le discours moral consiste à mettre à jour, de façon élaborée, les interdits qui naissent de l’inter-diction [3]». Ce dernier jeu de mots a pour fonction de mettre en avant à la fois le rôle essentiel du langage et de la relation qui constituent le lien privilégié entre soi et l’autre. Dans la définition des caractéristiques d’une morale spécifiquement chrétienne Xavier Thevenot développe une réflexion différente, mais dont la conclusion est troublante de similitude avec celle de Paul Valadier sur la kénose vécue comme un modèle. Thevenot commente le fait que ce qui va faire quitter à l’enfant le monde fusionnel c’est de renoncer partiellement au monde du même pour trouver l’autre. Et il ajoute « à l’origine même de notre vie il y a une structure pascale de nos existences puisqu’il s’agit de renoncer pour trouver. La structure pascale n’est pas d’abord une réalité biblique, mais anthropologique [4]». Or, ne peut-on voir la kénose comme d’abord un dessaisissement ? Dessaisissement pour ne pas adhérer à l’autre comme un autre soi, dessaisissement pour ne pas s’approprier les choses et les êtres afin de leur faire leur place et leur droit à exister ? Est-ce que l’on ne peut pas voir dans la recommandation de Paul Valadier de se laisser influencer par le Dieu de la kénose la nécessité d’humilité qui participe de cette dialectique du même et de l’autre ?


22) Morale autonome et morale de la foi

Paul Valadier n’évoque pas cette question dans ce chapitre mais le développement sur la morale Kantienne sous-tend la problématique sur la loi morale naturelle qui est traditionnellement au cœur des rapports entre foi et raison.
L’homme peut recourir naturellement à la raison morale naturelle sans recours à un idéal hétéronome (c’est la position de Kant commentée ici). Saint Paul affirme bien l’existence d’une loi morale naturelle non écrite inscrite dans tous les cœurs « Quand des païens privés de la Loi accomplissent naturellement les prescriptions de la Loi, ces hommes sans posséder de Loi, se tiennent à eux-mêmes lieu de Loi, ils montrent la réalité de cette loi inscrite dans leur cœur, à preuve le témoignage de leur conscience.. » (Rm2, 14-15). La loi naturelle s’imposerait à tous (même si Dieu n’existait pas). Pour l’Eglise c’est Saint Thomas qui a développé la doctrine de la loi naturelle, l’intégrant dans son enseignement moral. Mais comment justifier ce qui est bien pour l’un ne le soit pas pour l’autre ? Que « vérité en deçà des Pyrénées soit une erreur au-delà » comme le note Pascal après bien d’autres ? Que des civilisations, des religions, des morales soient différentes, et antagonistes parfois, alors que chacune est campée sur une vérité qu’elle pense sincèrement absolue ? Si chaque individu est source de ses propres valeurs, qui le garantit de la pertinence rationnelle de celles-ci en l’absence d’un repère fixe ? L’Idéal moral auquel chacun aspire n’est peut-être que le leurre évoqué dans ce chapitre et justement dénoncé par les maîtres du soupçon que sont Nietzche, Freud, Marx ; une illusion que Rimbaud avait traqué dans une ellipse flamboyante en écrivant « Je est un autre ». Vatican II a tenté de réévaluer la loi morale en la repositionnant anthropologiquement. Car si les conceptions du bien et du mal peuvent différer, les hommes partagent néanmoins des valeurs communes. Chacun aspire au bonheur terrestre, cherche à conserver et développer son existence, à perpétuer son espèce, à connaître Dieu, et pour reprendre l’expression de Paul Ricœur, chacun devrait « viser une vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes ». Vue sous cet angle anthropologique, la notion de loi naturelle n’apparaît pas une menace pour l’autonomie du sujet ou son aspiration à la liberté individuelle. Il peut inscrire celle-ci dans une démarche spirituelle propre, quelle qu’elle soit, les textes conciliaires comme Lumen Gentium faisant de la sincérité de sa démarche le critère de sa pertinence. Gaudium et spes (n° 16) dispose que « c’est une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle l’homme est tenu d’obéir » car c’est une « loi inscrite au cœur de l’homme » dans « sa conscience le centre le plus secret, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre ». La Commission théologique internationale note dans un document « même si la loi naturelle est une expression de la raison commune à tous les hommes et peut être présentée de façon cohérente et vraie au plan philosophique, elle n’est pas étrangère à l’ordre de la grâce. Ses exigences demeurent présentes et agissantes dans les différents états théologiques que traverse une humanité engagée dans l’histoire du salut [5]».
Dans les années 70 le moraliste Joseph Fuchs s’interrogeait pour savoir s’il existait une morale spécifiquement chrétienne et quelle en était la spécificité. Celle-ci que Paul Valadier a tenté de définir ici passe certainement par la prise en compte de ce commun anthropologique qui « évite de s’abandonner au désarroi ou se courber devant les idoles de l’Idéal » car il conduit à toujours plus de relation et d’humanisation.

Conclusion
Au-delà du texte examiné ici le caractère frappant des analyses de Paul Valadier dans les différents chapitres de cet ouvrage est leur actualité.
La plupart des questions traitées, et qui pour certaines étaient encore en germe il y dix ans, attiraient déjà son attention particulièrement celles concernant la bioéthique (la GPMA, l’euthanasie), ou les dérives de la technoscience. À titre d’exemple, parmi bien d’autres, deux sujets avaient fait l’objet d’une attention presque prémonitoire de sa part.
1)   L’avancée inexorable de la science. L’ethos démocratique individualiste évoqué en première partie de ce travail répond à la satisfaction des désirs individuels. Dans le domaine du vivant, il semble de plus en plus difficile d’élever des barrières éthiques ou des obstacles juridiques à la satisfaction de ces désirs, ces barrières se brisant progressivement sous la poussée conjuguée des « consommateurs », des communautés mondiales de chercheurs, des investisseurs financiers à la recherche de nouveaux marchés. Ainsi Paul Valadier notait que ce processus « rend juridiquement légal ce qui est techniquement possible » (p.28). On pourrait ajouter que ce qui devient légal finit par être considéré comme moral. La morale se trouve ainsi placée devant un dilemme qui se cristallise aujourd’hui sur le transhumanisme, mouvement protéiforme qui vise à modifier génétiquement l’être humain et à l’augmenter de capacités neuronales artificielles pour créer un « cyborg ». L’homme se trouve ainsi pour première fois de son histoire en mesure de modifier et reconfigurer sa nature ce qui pose des questions éthiques d’une portée inédite.

2) L’indispensable herméneutique coranique. Paul Valadier consacre un chapitre entier (ch.2) au terrorisme international, le livre ayant écrit à une époque particulièrement marquée par les attentats du 11 septembre et la guerre d’Irak. Peut-être établit-il une liaison trop exclusive entre terrorisme et islamisme, en minimisant le fait que le terrorisme, comme la guerre, est un phénomène historique permanent qui prend des formes diverses (attentats anarchistes du début du XX° siècle, fraction de l’armée rouge en RFA dans les années 80, années de plomb en Italie, assassinat de Pierre Overney par la gauche prolétarienne en France en 72, assassinat des athlètes israéliens à Munich par Septembre Noir en 72 etc..). Mais il est vrai que l’islam radical comme acteur principal du terrorisme s’est imposé sur le devant de la scène avec l’émergence du califat islamique dont la barbarie a déstabilisé le monde entier. Et sans doute la tuerie du Bataclan, l’assassinat du père Hamel en 2017 renforcent- ils encore plus la nécessaire réflexion sur la nature de l’Islam, ses dérives possibles et les conditions de sa compatibilité avec les autres croyances et la civilisation occidentale. Paul Valadier note à ce sujet « il faudra bien un jour ou l’autre s’interroger sur les sources mêmes du Coran… mais aussi sur les rapports institués avec LE livre, ou encore quelles conceptions est ici à l’œuvre entre raison et foi. Sujets encore tabous, mais qui ne pourront le rester longtemps… » Pour résumer sa pensée, une herméneutique de l’islam est indispensable et à défaut c’est l’existence même de l’Islam qui pourrait s’en trouver affectée. Ce jugement s’avérait prédictif et il ne se passe de jours qu’intellectuels, politiques et religieux ne martèlent la nécessité d’engager les responsables de l’Islam à entreprendre une véritable réévaluation herméneutique de ces textes.




[1] VALADIER Paul, 4 Morale pour un temps de nihilisme, in La morale sort de l’ombre, DDB, Paris, 2009,pp. .61-78.
[2] CHAUVET Louis-Marie, Les sacrements, parole de Dieu au risque du corps, les éditions de l’Atelier/Editions ouvireres, Paris,1997, p.33.
[3] THEVENOT Xavier, Morale fondamentale, notes de cours, Don bosco Editions/Desclee de Brouwer,Paris,2007,p.84.
[4] ibid.p.46.
[5] COMMISSION THEOLOGIQUE INTERNATIONALE, A la recherche d’une éthique universelle, nouveau regard sur la loi naturelle, éd. du Cerf, Paris ,2009, p.121.