dimanche 14 février 2016

LE CANTIQUE DES CANTIQUES





Le Cantique des Cantiques
Les interprétations et implications théologiques et éthiques
des différentes traductions
 


Lorsque le lecteur parcourt le texte du cantique des cantiques (Ct des Ct)  et suit les différentes traductions et interprétations qui en ont été faites, il est surpris qu’un texte aussi court de 117 versets, qui s’apparente à un poème érotique ou à un chant nuptial, tel qu’il en existait dans l’orient antique, puisse donner lieu à des interprétations aussi variées et multiples sur les plans esthétiques, éthiques et théologiques.

Il n’est donc pas surprenant que, compte tenu de cette capacité polysémique et «néo sémique»,  les différentes interprétations du texte correspondent à des orientations théologiques différentes, qu’elles soient juives, catholiques, protestantes ou à des lectures symboliques, cabalistiques ou psychanalytiques. Cette grande plasticité interprétative est amplifiée par les variantes  de traduction d’un texte qui a de multiples origines hébraïques, grecques et latines.

Plan

1. Le potentiel polysémique du cantique des cantiques
       1.1- La nature du texte
       1.2- Le fil conducteur du Ct des Ct
       1.3- Tableau des rapports allégoriques entre l’aimée et le bien -aimé
       1.4- Le séquençage du texte.

2. Les implications théologiques et éthiques des différentes traductions
       2.1- Les problématiques de traduction des textes bibliques et du CT des CT
       2.2- Implication théologique des traductions des versets 1,2; 1,3; 1,5 du CT des CT.
                    a)  Verset 2a « Qu’il me baise des baisers de sa bouche »
                    b)  Verset 2b: Car tes amours sont plus délicieuses que le vin
                    c)  Verset 5: Je suis noire…Verset 6 …Ne me regardez pas avec dédain



1. Le potentiel polysémique du cantique des cantiques

  1-1 la nature du texte

Pour se présenter à la lecture littérale, avant toute interprétation,  le Ct peut être vu comme un long poème d’amour, un chant nuptial, une ode érotique qui décrit la passion entre une femme (la sulamite)[1] et un (ou plusieurs) hommes, que ce soit Salomon ou un jeune berger. Frank Lalou et Patrick Calame dans leur ouvrage « le grand livre du Cantique des cantiques[2] » présentent des poésies d’origine égyptiennes et sumériennes  qui relèvent de cette veine sensuelle et érotique. Même si la source du Ct des Ct reste inconnue, son genre littéraire ancien était donc dans la lignée d’une tradition moyen orientale qui n’avait rien d’exceptionnelle. Ce qui l’est moins, en revanche, est que le Ct des Ct figure de manière continue dans l’héritage biblique comme un texte sacré. Car ce texte se présente bien au premier abord comme un poème érotique et sensuel, une ode aux plaisirs des sens, qui est  éloigné de la littérature biblique et encore plus des puritanismes chrétiens qui gommaient les références scripturaires à la sensualité, à la sexualité, à la femme,  sources ambiguës de désir charnel et de péché. Dans la tradition chrétienne il était plus fait appel d’une manière générale à la mortification des corps qu’à l’exaltation des sens. Le plus extraordinaire n’est pas que le cantique fut composé dans cette veine érotique, compte tenu de cette tradition orientale, mais que malgré son puissant potentiel  érotique il figurât dans les textes bibliques et y demeurât de manière constante au cours des siècles.  Pour en faciliter son maintien,  les différentes religions souchées sur la bible ont déployé au service du texte  toutes  les ressources  du symbolisme, de l’allégorie, de la métaphore et des différents niveaux d’interprétation, comme en témoigne Marc Alain Ouaknin (sens littéral,  allusif, interprétatif, secret) [3]. Si le texte n’avait pu être lu que de manière strictement  littérale au premier degré d’interprétation, il n’eut sans doute pas résisté au temps et en tout cas ne serait pas demeuré une référence permanente. Or, Marc Alain Ouaknin rappelle que «ce texte figure non seulement dans la Bible comme un texte sacré (quodech), mais comme le texte considéré comme le plus sacré de tous (quodech quadachim) »[4].  Il est d’ailleurs lu in extenso chaque vendredi de Shabbat dans les synagogues séfarades.

Le Cantique des Cantiques présente des difficultés de compréhension qui  lui sont spécifiques. Bien qu’il soit relativement court (117 versets) il est difficile, voire impossible souvent, d’en comprendre tous les aspects. Le texte est parfois touffu, ambigu ou énigmatique (fait-il par exemple l’apologie de la monogamie, de la polygamie?). Il s’y développe d’un verset à l’autre une logique sinueuse peu apparente, des éléments sans liens visibles entre eux, faisant intervenir des acteurs multiples, parfois mal identifiés et des situations souvent  énigmatiques. Certains exégètes ont même pu se demander si le Cantique, tel que nous le connaissons, ne résultait pas de plusieurs poèmes joints et surajoutés les uns aux autres, ce qui lui confère ce caractère ressenti comme hétéroclite. Mais c’est cette complexité même qui a permis d’en faire des interprétations polysémiques, parfois opposées, chaque interprétateur trouvant dans le texte ce qu’il souhaitait montrer ou démontrer, le texte lui-même n’étant qu’un «prétexte » à cette interprétation.
Cette plasticité,  qui facilite  à l’exégète l’orientation  éthique ou esthétique qu’il entend privilégier, se  trouve renforcée par la possibilité offerte par des traductions d’origines variées.

1-2 Le fil conducteur du Ct des CT

Dans une préface au Grand Livre du Cantique des Cantiques[5] Julien Kristeva considère que le  mot-clé du Ct des Ct est  « l’amour », et notamment  l’amour du couple qui est le pilier de la société juive. Le Ct des CT s’éloigne aussi bien de l’idée des amours platoniciennes idéalisées que de la fusion orgiaque des amours païennes, car l’amour juif est scellé  par la loi divine qui en constitue en quelque sorte le tiers certificateur. C’est le modèle de l’amante et de l’époux qui inspire la relation de Dieu avec les  juifs. C’est l’interprétation qui en est faite qui inspire la théologie juive, la capacité d’interpréter (et même « l’infini interprétatif »)  étant, pour Julia Kristeva,  un autre des fondements de la religion juive .
D’après Marc Alain Ouaknin « J’interprète donc je suis »[6] serait un credo kabbaliste et talmudique. Pour lui aussi, l’amour est le mot clé du Ct des Ct. La question essentielle qui est posée pour Marc Alain Ouaknin est celle d’une double relation d’amour : l’amour entre les hommes et Dieu d’une part,  et l’amour entre les hommes eux-mêmes, d’autre part. Le Ct des  Ct ne serait pas qu’une simple allégorie comme la plupart des commentateurs le soutiennent. Car on ne peut effectuer une séparation entre un poème, qui conte la passion de deux êtres qui s’aiment, et le même  poème mystique qui décrit la relation réciproque de l’homme et de Dieu. Les deux sont l’envers et l’endroit d’une même face même si ces deux univers de référence, divin et humain, sont séparés par la distance incommensurable entre le fini et l’infini… et pourtant…C’est dans ce… « et pourtant »… écrit Marc Alain Ouaknin que se tissent leurs relations d’amour. Une très belle page de la Kabbale montre Dieu comme l’homme priant de ces deux côtés de l’univers que tout sépare, mais qui fondamentalement est structuré par la dialectique du masculin et du féminin, dialectique centrale dans le Ct des Ct. Cette dialectique est considérée par la Kabbale comme « le secret des secrets » qui fonde notre rapport « amoureux » au  visage de l’autre homme et nous ouvre le chemin de Dieu. Car au fond c’est de la même chose dont il s’agit. Et c’est sans doute la raison pour laquelle le nom de Dieu incomplet est à peine esquissé: YAH (chap.8 verset, 6). Si le nom divin est presque absent du texte, c’est qu’en réalité il est partout et le sous-tend continuellement.

Ces deux préfaces, de Julia Kristeva et de  Marc Alain Ouaknin, en exposant à partir de la tradition juive que le lien d’amour entre deux êtres est un reflet du lien entre Dieu et l’homme, rendent bien compte des possibilités  d’exploitation théologique d’un texte qui ne pourrait être considéré que comme  érotique. Pour les juifs l’épouse de Yahvé c’est Israël avec laquelle il a conclu une « alliance ». Pour les chrétiens l’épouse du Christ c’est l’Église avec laquelle il a conclu une « nouvelle alliance ». Mais il reste que chaque traducteur, comme le note Dom Pierre Miquel,[7] sera plutôt porté vers une interprétation littérale ou vers une interprétation allégorique du Ct des Ct. 





1.3 Tableau des rapports allégoriques entre l’Aimé et la Bien Aimée

Suivant les cas les rapports entre la sulamite et le bien aimé (Salomon  ou le berger) décrivent les rapports de couples: couple formé par une femme et un homme,  par l’âme et Dieu, par le masculin et le féminin, par Israël et Adonaï, par l’homme et le Christ, par l’Église et le Christ. Ces différents couples ont fait l’objet de commentaires qui sont issues de  sources différentes dont le tableau synoptique ci-dessous tente de rendre compte



COUPLAGES






L’ Aimé et La  Bien-Aimée
Salomon ou
le berger et La sulamite
Masculin et Féminin
Dieu  et L’Âme
Adonaï et Israël
Jésus Christ et l’Église
Christ
et Homme
Exemples de Commentaires
significatifs du
couple aimé et bien aimée

Renan
Voltaire …

Kristeva 
Ouaknin…

Osée
Targum
Michna
Kabbaliste
St Bernard
Origène
St Ambroise
St Ephrem
L.de Sacy
Dom Calmet

Sources littéraires  religieuses
Commentaire littéral, théâtral…
Poétique
Symbolique
Psychanalyse
Déiste
Chrétien
Juive
Catholique

Protestante

1.4 Le séquençage du texte du Ct des Ct

Le séquençage que l’on fait du texte est d’une importance extrême; il crée chaque fois  un mode interprétatif différent. Un véritable univers interprétatif sépare le Ct des Ct lu  à la synagogue de la pièce arrangée et mise en scène qu’en a fait  Renan.
Les premières traductions du texte (celle de Lefèvre d’Etaples au XVIème siècle en 1534) ne comportent aucune division en chapitres. Le Cantique est une prose continue. C’est ainsi, d’ailleurs, qu’il continue d’être présenté et psalmodié chaque vendredi, veille de shabbat, à la synagogue.
Dans leur ouvrage Frank Lalou et Patrick Calame proposent un plan du Ct des Ct en dix parties qu’ils justifient thématiquement[8]. Dans sa  traduction Lefèvre d’Etaples propose  huit chapitres non titrés et non dialogués. Lemaître de Sacy délimite lui aussi huit chapitres dialogués entre l’époux et l’épouse qui se répondent et il introduit, sans changer le texte en l’aménageant, un chœur d’accompagnement de ce dialogue. Mais il fait précéder chaque partie du texte de commentaires de sa plume qui font de l’époux de ce divin cantique Jésus-Christ et de son épouse l’Église. Ce n’est pas la traduction qui est fidèle qui influe ici sur le sens que l’on donne au texte, mais c’est l’interprétation allégorique qui en est faite. Dans la même veine, la traduction de Dom Calmet, non seulement comporte des introductifs par lesquels sont exposés le désir supposé qu’à l’Église d’être unie à Jésus Christ qui en est l’époux, mais de surcroît,  il insère au sein même du texte des commentaires qui complètent les phrases originales, et qui sont sans rapport avec le texte initial.


Ainsi les versets quatre et cinq du premier chapitre remodelé deviennent-il sous sa plume  (en italique les rajouts de sa composition) :
 3/ […] c’est pourquoi ceux qui ont le cœur droit et le goût bon vous aiment souverainement: et ils sont aussi aimés de vous, quoique leur beauté ne soit pas parfaite. 4/ C’est ainsi que le roi en use à mon égard : car je suis noire, mais cependant je suis belle à ses yeux ô filles de Jérusalem [ …] 5/au reste, ne considérez pas que je suis brune, comme un défaut qui soit naturel ; car c’est le soleil qui m’a ôté ma première couleur ».

C’est certainement Ernest Renan qui a le plus théâtralisé le Ct des Ct  en composant  une pièce profane qui conte les amours de Salomon, de la sulamite et d’un berger son amant, l’intrigue composant huit actes et scènes comportant pas moins d’une douzaine de personnages. Son but déclaré était de réagir contre les excès exégétiques des commentateurs du Ct des Ct tels qu’ils sont exposés ci-dessus et de ramener le texte à une dimension de conte nuptial et moral qui valorise l’amour sincère que nul ne peut acheter, fut-ce Salomon. 






2. les implications théologiques et éthiques des différentes traductions

2.1 Les problématiques de traduction des textes bibliques et du CT des CT

Les traductions juives de la bible en français sont  faites successivement par Samuel Cahen (1850) et Lazae Wogue, traductions du pentateuque dans les années 1860-1869, qui inspireront la traduction que fera Zadoc Kahn (bible du rabbinat) au début du XXème siècle. D’autres traducteurs apportèrent ensuite partiellement leur pierre à l’édifice (Edmond Flegg, Henri Meschonnic) jusqu’à la traduction d’ André Chouraqui qui va tenter, non sans difficultés pour la syntaxe française,  de restituer le plus littéralement  possible le génie de la langue hébraïque.
Différentes filiations s’appliquent également aux traductions catholiques. La Bible de Jérusalem ou la TOB, pour ne citer que les plus connues, doivent beaucoup au travail du chamoine Crampon qui fit autorité dans les milieux catholiques jusqu’au milieu du XXème siècle, car il traduisait les textes araméens, hébreux et grecs et ne se contentait pas d’une traduction de la Septante ou de la Vulgate. Il en va de même pour les protestants auxquels on doit un renouveau des études bibliques par le rapprochement avec les textes originaux massorétiques.
Le texte d’origine du Ct des Ct, s’il en fut un, nous restera inconnu ainsi que son ou ses auteurs, même si une paternité mythique a pu en être attribué à Salomon.
Compte tenu des variations dans les textes hébreux, (que l’on a trouvé aussi à Qumram), les points de référence initiaux du texte ne sont pas exactement les mêmes. Les différentes traductions du Ct des Ct ne sont pas rigoureusement homogènes. De plus, le texte écrit du Cantique a certainement été influencé, et réciproquement, par la lecture qui en a été faite au cours des siècles, car ce poème est  un ode récitatif psalmodié (le Ct  des Ct est aussi nommé le Chant des Chants). Quant à la traduction française,  elle varie et donc s’appauvrit ou se modifie également avec l’origine du texte initial de référence qui a servi à la traduction. Suivant les traducteurs le texte de référence était en hébreu ancien, en grec, ou en  latin. De plus, les traductions faites à partir de la Septante et de la Vulgate sont des traductions d’une traduction du texte hébraïque initial dont elles constituent des filtres supplémentaires. Ainsi  par exemple, la traduction de la Bible de Lemaître de Sacy en 1867, qui a fait longtemps autorité pour sa qualité littéraire, est-elle traduite de la Vulgate, conformément aux recommandations du concile de Trente. L’auteur considère  dans le préambule que sa publication est faite en accord avec le concile, comme « n’ayant aucune faute en ce qui concerne la foi et le secours »[9]. En revanche, il n’atteste pas de sa conformité philologique aux textes originaux.  C’est bien pour combler les éventuelles omissions qui auraient pu en  résulter que dans les  décennies suivantes les rééditions de cette bible de Sacy étaient assorties d’annotations citant les sources hébraïques et grecques du texte.
 A ces premières difficultés spécifiquement bibliques s’ajoutent celles propres à toute traduction: les mots, les tournures, les formes verbales employées ne sont pas nécessairement en correspondance avec l’hébreu, le  grec, le latin et le français. Les pluriels ne s’accordent pas toujours. Les genres non plus. Pas plus que le sujet qui vient souvent après le verbe en hébreu. Même les mots n’existent pas toujours comme par exemple la particule (eth אֶת־) introduisant un complément  d’objet direct ou le verbe être au présent.[10]Toute traduction est nécessairement une interprétation par laquelle le traducteur cherche à rendre l’esprit du texte de préférence à sa lettre,  en ne s’autorisant pas pour autant à subvertir le texte original. Mais entre la volonté de compréhension nécessaire qui est recherchée pour le lecteur final et la nécessité de fidélité  au texte initial,  la voie interprétative  est parfois étroite et périlleuse. La complexité du texte lui-même du Ct de CT, jointe aux difficultés  inhérentes aux traductions, complique évidemment la fidélité de la restitution, mais très paradoxalement dans le même temps en facilite sa lecture interprétative. Car c’est en utilisant les possibilités offertes par cette lecture polysémique que les différents traducteurs du CT des Ct ont pu proposer des interprétations qui reflétaient leurs préoccupations esthétiques, éthiques et théologiques.


2.2  Implication théologique des traductions des versets 1,2 ; 1,3 ; 1,5 du CT des CT.

Il est difficile dans le cadre d’un travail  restreint de comparer de manière complète les différentes traductions faites à partir des textes originaux hébreux, grecs ou latins. Il est tout aussi complexe de comparer entre elles les traductions françaises de ces textes suivant leurs origines, mais aussi suivant l’époque, le français lui-même étant une langue évolutive. Par exemple, deux traductions « catholiques » l’une, la traduction de Lemaître de Sacy (XVIème siècle) inspirée de la Vulgate l’autre, celle d’Augustin Crampon (XXème siècle) inspiré du texte hébreu, relèvent de deux univers de référence différents. Pour rendre les comparaisons plus accessibles nous nous limitons à l’analyse des trois versets du chapitre 1 qui ont une valeur emblématique : les versets 2a ,2b, 5 et 6.

Nous utiliserons pour cela cinq principales traductions contemporaines examinées de manière synoptique :
          a) la traduction française de Patrick Calame telle qu’elle est issue de l’interlinéaire grec, présentée dans le Grand Livre du Cantique des Cantiques (p.27) et quatre traductions présentées dans le livre le Cantique des Cantiques (ed. Diane de Selliers).[11]
          b) La traduction de la Bible de Jérusalem (version catholique la plus répandue).
          c) La nouvelle bible Segond, qui est le texte protestant de référence qui s’appuie sur les textes orignaux hébreux et grecs.
          d) La bible de Zadoc Khan, qui est la bible traduite de l’hébreu en français, utilisée par les pratiquants juifs.
          e) La bible Chouraqui, réalisée à partir du texte massorétique, qui est une traduction minutieuse cherchant pour chaque racine hébraïque une racine française correspondante.

Par ailleurs, une comparaison sera faite avec certaines des grandes traductions  historiques en français présentées dans le Grand Livre des Cantiques.

a)  Verset 2a « Qu’il me baise des baisers de sa bouche »

Qu’il me baise des baisers de  sa bouche … car tes amours sont meilleurs que le vin (Trad.Calame).
Le Verset 2a  ne comporte pas de différence de traduction entre la Bible de Jérusalem, celle de Zadoc Khan, la bible Chouraqui et la traduction de Patrick Calame. Tous traduisent le verset 2a  par: « qu’il me baise des baisers de sa bouche », ce qui est également le cas dans la révision de Jean Calvin-Olivetan (p.67), dans la traduction de Jean Fréderic Ostterwald (p. 99), de Samuel Cahen (p. 104), d’Auguste Renan  (p .116), dans celle d’Augustin Crampon de 1894 (p.147) ou dans la traduction Segond de1874 (p.123).

Or, curieusement, la formule n’est pas reprise par la traduction de la Nouvelle bible Segond de 2002 qui la remplace par: «Qu’il me couvre de baisers », ni dans les versions antérieures de Lemaître de Sacy (p.76) « qu’il me donne un baiser de sa bouche » ou  dans celle de madame Guyon (p .89) « donnez-moi mon céleste époux ce sacré baiser de la bouche ».

Comment expliquer ces différences ?
En langue française « embrasser une personne » que l’on aime, c’est-à-dire lui donner un baiser, équivaut  à lui donner un baiser de « sa bouche »; le préciser semble même pléonastique. Ce n’est pas le cas en hébreu biblique qui est d’une part, semble-t-il, une langue privilégiant les formes répétitives, et qui  d’autre part, privilégie l’expression symbolique. Or d’après Patrick Calame ( p.177)  la portée symbolique et théologique des deux formules « embrasser » ou « baiser de sa bouche » est très différente. En se référant au Zohar, quand les esprits de deux amants se rencontrent par un baiser, bouche en bouche, c’est-à-dire bouche contre bouche, les esprits ne se séparent plus l’un de l’autre. De là vient que la mort par un baiser est tant souhaitable: l’âme  reçoit baiser de Dieu et s’unit ainsi à l’Esprit Saint pour ne plus s’en séparer. Voilà pourquoi la communauté d’Israël dit : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche» pour que notre esprit s’unisse au sien et ne s’en sépare jamais.

Dans ce cas la nuance de traduction entre les deux formules peut effectivement induire une conséquence théologique notable.
Sainte Thérèse d’Avila donne une explication guère différente lorsqu’elle dit :  «c’est s’unir à la volonté de Dieu pour qu’il n’y ait pas de séparation entre Lui et elle, mais une seule volonté; pas en paroles, pas simplement en désirs, mais en actions. » (P. 178).

b) Verset 2b: Car tes amours sont plus délicieuses que le vin

Qu’il me baise des baisers de  sa bouche …
    car tes amours sont meilleurs que le vin (Trad. Calame et Bible de Jérusalem),
    ou tes caresses sont meilleurs que le vin (Nouvelle Bible Segond, bible Zadoc Khan)
    ou tes étreintes sont meilleurs que le vin (Bible Chouraqui).
Dans les différentes traductions modernes le sens des termes employés est très proche : amour, caresse, étreintes. Mais ce n’est pas le cas dans les premières traductions des bibles où « amour » était souvent de manière surprenante traduit par « mamelle » ou plus tard par « sein ». Lemaître de Sacy, par exemple, traduit «vos mamelles sont meilleures que le vin » (p.76). Madame Guyon note : « de vos mamelles la douceur surpassant celle du vin même ».  Dom Calmet traduit  « car vos mamelles sont meilleures que le vin le plus excellent » (p.97).
Frank Lalou et Patrick Calame proposent l’explication de cette traduction  qui suscitait l’ironie de Voltaire. D’après eux, dans  la Septante et la  Vulgate, que  Lemaître de Sacy  comme la plupart des catholiques avait utilisé, s’est glissée une erreur. Les juifs grecs d’Alexandrie et Saint Jérôme ont mal traduit le mot hébreu Dodeikha « tes amours » provenant de Dod, racine hébraïque évoquant l’amour,  la tendresse; ils ont lu  Dad, le « sein » car Dadeika, les seins, au pluriel, est morphologiquement  très proche de Dodeikha (p.60). Ainsi pendant mille ans, du IIIème au XIIIème siècle, cette erreur s’est perpétuée de traduction  en traduction. La distance sémantique en langue française entre « amour » et « sein » est pourtant telle, qu’il semble difficile de comprendre un tel écart entre ces significations. Pourtant cela n’a pas fait reculer les exégètes qui ont tenté de justifier l’utilisation du terme « sein ». Avec le recul et la connaissance que l’on a aujourd’hui de cette traduction erronée, ils semblent s’être plus livrés à une apologétique débridée, parfois ridicule, pour commenter le texte à tout prix qu’à une exégèse pertinente .
Dans ce cas, contrairement au verset 2a examiné plus haut, c’est une erreur de traduction flagrante qui a entraîné une dérive de l’interprétation.
Ce fait bien établi ne séduit  pas totalement tous les exégètes, ce qui rend ce cas encore plus intéressant. Tout en agréant les prémisses linguistiques de l’analyse développée par Frank Lalou et Patrick Calame exposée ci-dessus, Marc Alain Ouaknin en tire des conclusions sensiblement différentes[12]. Il rapproche le mot dodeikha (caresse) de dad (le sein) car il est possible d’écrire en hébreu  le mot « sein » Dad, mais aussi  Chad qui, au pluriel, donne  chadaï « mes seins ». Or  Chadaï est un mot identique dans sa graphie et sa prononciation  au nom de Dieu que l’on rencontre dans les moments clés de l’histoire biblique.
Il semble donc possible à Marc Alain Ouaknin de maintenir les deux traductions « sein » ou « caresse »; mais si l’on retient « sein », il lui paraît nécessaire de dédoubler le verset 2b pour le rendre dialogué et enfin compréhensible. Dans cette version remodelée du verset,  deux personnes, et non une seule, interviendraient : la première, la bien-aimée, souhaitant être abreuvée de baisers et la seconde, en retour, le bien-aimé, exprimant sa passion pour les seins de sa bien aimée.
-       la bien aimée: « Ah comme j’aimerais que tu m’embrasses /m’abreuves des baisers de ta bouche ». 
-       le bien-aimé répond: «Comme tes seins sont meilleurs que le vin. Comme l’ivresse que me procurent tes seins est meilleure que l’ivresse que me procure le vin ! » [13].
Alain Marc Ouaknin complète cette explication par un long développement, assorti d’exemples, afin de reconsidérer toute la structure dialoguée du CT des Ct sur cette base qu’il articule autour du couple symbolique formé par le sein érotique et le sein nourricier. Il tire de ces proximités  lexicales avec le nom  de Dieu Chadaï  une conception théologique. Il cherche à montrer que la question du sevrage est au cœur de la pensée juive. Il écrit « L’hésitation des traducteurs entre « seins » et « caresses » ou « amours » est d’une portée incommensurable en ce qui concerne l’advenue de l’homme et de la femme à eux- mêmes. Rien de moins que la découverte de leur humanité, c’est-à-dire de leur liberté et de leur créativité !».[14]
D’une erreur initiale manifeste de traduction à une réinterprétation symbolique de celle-ci, on voit à quelles interprétations théologiques différentes peuvent conduire des divergences de traduction.





c) Verset 5 : Je suis noire…Verset 6 …Ne me regardez pas avec dédain

Bible de Jérusalem
Nouvelle Bible Segond
Bible Zadoc Kahn
Traduction Calame
Bible de Chouraqui





Je suis noire
Je suis noire
Je suis noire
Je suis noire
Moi, noire





et pourtant Belle
mais Je suis jolie
pourtant gracieuse
et désirable
harmonieuse





 filles de Jérusalem
filles de Jérusalem
Ô filles de Jérusalem
Filles de Jérusalem
Filles de Jérusalem
Comme les tentes de Quedar, comme les pavillons de Salma
Comme les tentes de Quedar, comme les toiles de Salomon
Comme les tentes de Kedar, comme les pavillons de Salomon
Comme les tentes de Qedar, comme les tentures de Salomon
Comme tentes de Quedar, comme tentures de Shelomo





Ne prenez pas garde à mon teint basané
Ne faites pas attention si je suis noiraude
Ne me regardez pas avec dédain parce que je suis noirâtre
Ne me regardez pas car je suis noirâtre
Ne me voyez pas, moi la noirâtre 
C’est le soleil qui m’a brûlé
C’est le soleil qui m’a brunie
C’est que le soleil m’a halée
Car le soleil m’a dévisagé
Oui le soleil en moi s’est miré






Dans les versets examinés précédemment (2a et 2b) les conséquences théologiques découlaient des options de traductions retenues. Dans le cas présent la conséquence semble plus à priori relever de l’éthique que du domaine théologique.
Si la sulamite se justifie auprès des filles de Jérusalem d’être noirâtre, et si elle attribue cette cause au soleil, c’est pour justifier cette couleur par comparaison  à la blancheur de peau des jeunes citadines de  Jérusalem qui courtisent le roi. La négritude était déconsidérée, voire méprisée. La sulamite ne dit-elle pas « ne me regardez pas avec dédain parce que je suis noirâtre » (Bible Zadoc Khan). Il convient de préciser que certains historiens des religions font remonter le racisme anti-noir dans l’antiquité sémitique à l’ancienne  malédiction biblique qui aurait frappé Cham découvrant la nudité de Noé. La lecture littérale du texte biblique ne permet pas d’être aussi affirmatif, puisque c’est Canaan et non Cham qui est puni. Cham suivant cette légende aurait été transformé en noir et serait tenu pour l’ancêtre des peuples noirs dont la couleur serait le signe de la malédiction divine. Le Christianisme, puis l’Islam, ont relayé et amplifié ce mythe dont l’histoire mériterait de longs développements compte tenu de ses innombrables conséquences civilisationnelles[15]. D’autant plus que d’autres historiens estiment que l’opprobre frappant la négritude ne daterait pas de l’antiquité où le racisme aurait été  inconnu,  mais de la période de l’esclavage au XVIIème siècle, le rappel du mythe biblique  permettant d’en justifier l’existence.
La formulation « je suis noire mais belle »  est à  peu près la même, quelles que soient les versions modernes ou historiques considérées, à l’exception de la traduction Chouraqui « moi, noire, harmonieuse », mais en supprimant le « et », il supprime aussi une partie de la difficulté.
Les exégèses faites de ce texte sont multiples. Origène voyait dans cette couleur une prophétie annonçant la première Église copte, c’est-à-dire éthiopienne-égyptienne, captant sa beauté noire comme un reflet de la beauté de son Dieu. Pour le Zohar la noirceur est celle d’Israël due aux souffrances de l’exil. Pour Saint Bernard la sulamite est noire de sa vie menée ici bas, mais belle par sa ressemblance à l’homme céleste qu’elle rejoint. Madame  Guyon estime que c’est la force de l’amour qui lui a séché et brunie la peau.[16] On a pu considérer également que cette couleur de la sulamite est le signe de son désir de mieux capter la lumière divine, source de toute beauté.
Or, d’après Claire Pacial[17], Jérôme, dans la Vulgate, aurait traduit Nigra sum sed formosa « je suis noire mais belle »  en introduisant une opposition là où l’hébreu n’opère qu’une coordination qui est le vav, dont les usages recoupent ceux du « et » en français et en latin. Tout le problème est donc dans le « mais » qui a escamoté  le « et ». Le plus surprenant est que les traducteurs de l’hébreu, qui auraient dû traduire la  copule « vav » ne le fassent pas mais conservent le « mais ». Claire Pacial qualifie cela « d’aveuglement collectif » des traducteurs devant la littéralité du texte qui dit pourtant explicitement « noire et belle ». Dans cette optique idéologique et raciste, si la sulamite, comme on l’imagine, est une très belle jeune femme noire, elle  ne peut l’être que « malgré » sa négritude; elle ne peut être « noire et belle », mais ne peut être que « noire mais belle ». La traduction erronée et persistante  de ce texte ne crée pas un à priori raciste  qui lui préexistait, mais, en l’empruntant « aveuglément » sans rien modifier, elle la conforte. Cette malencontreuse habitude  a cessé avec la traduction de Chouraqui et la nouvelle TOB qui ont repris une formulation correcte.

CONCLUSION

L’examen des traductions du Ct des Ct montre, à partir d’exemples concrets, combien les différentes traductions peuvent induire des interprétations théologiques différentes. Que cette traduction résulte d’une erreur manifeste ou d’un choix éthique, les exégèses qui sont faites d’un même texte peuvent être nombreuses, parfois ridicules et parfois  d’une grande finesse. De nos jours, toutes les nouvelles traductions des Bibles se rapprochent, autant que faire se peut, des textes originaux hébreux ou grecs pour éviter  des interprétations  trop erronées.











BIBLIOGRAPHIE

LALOU F, CALAME P, le Grand livre du cantique des cantiques, le texte hébreu, les traductions historiques et les commentaires suivant les traditions juives et chrétiennes coll. Spiritualités vivantes,  Paris, Albin Michel,1999.

LE CANTIQUE DES CANTIQUES, sept lectures poétiques: hébreu, grec, latin et quatre traductions en français,  collection « textes », Paris, Diane de Selliers, 2016.

PACIAL Claire, « Je suis noire et belle ». Sur les traductions de Ct 1,5 et sur l’importance du mot « et », https://languesdefeu.hypotheses.org/claire-placial


[1] Sulamite  est un prénom féminin qui peut avoir plusieurs origines. Soit lié à la Shumanite du roi David Abishag originaire de Schunem, soit une forme féminisée du dérivé de nom Salomon
[2] Franck LALOU, Patrick CALAME, le grand livre du cantique des cantiques, Paris, Albin Michel, 1999.
[3] Marc Alain Ouaknin, le cantique des cantiques, un doux éclat de lire,  Paris Diane de Sellier, 2016, , p.57-63.
[4] Ibid., p.IX
[5] Julia Kristeva,  le grand livre des cantiques, chanter l’incarnation, p.1
[6] le grand livre du cantique des cantiques., p.XIV
[7] Ibid., p.15
[8] 1- le chant de la bien aimée, 2-le dialogue amoureux, 3-l’évocation du bien-aimé, 4-les épousailles, 5- la beauté de la bien-aimée, 6-le bien-aimé est en fuite, 7-la beauté de la bien-aimée, 8-les amours dans la vigne, 9- le frère et la sœur, 10-les champs et fragments divers.
[9] Ibid.,p.75.
[10] Ibid., du bon usage de l’interlinéaire, p.28
[11] Le Cantique des cantiques, sept lectures poétiques : hébreu, grec, latin ; et quatre traductions en français,  collection textes, Paris, Diane de Selliers,  2016.
[12] Marc Alain OUAKNIN, le cantique des cantiques, Dodeikha, p.145
[13] Ibid., p.145
[14] Ibid., p.149
[15] L’origine du racisme anti-noir dans le monde, http://www.lisapoyakama.org/lorigine-du-racisme-anti-noir-dans-le-monde/
[16] Le grand livre du Ct des Ct, p.180.
[17]  Claire Pacial, « Je suis noire et belle . Sur les traductions de Ct 1, 5 et sur l’importance du mot « et », https://languesdefeu.hypotheses.org/claire-placial.