Le Cantique des Cantiques
Les interprétations et implications théologiques et éthiques
des différentes traductions
Lorsque le lecteur parcourt le texte du cantique
des cantiques (Ct des Ct) et suit les
différentes traductions et interprétations qui en ont été faites, il est
surpris qu’un texte aussi court de 117 versets, qui s’apparente à un poème
érotique ou à un chant nuptial, tel qu’il en existait dans l’orient antique,
puisse donner lieu à des interprétations aussi variées et multiples sur les
plans esthétiques, éthiques et théologiques.
Il n’est donc pas surprenant que, compte tenu
de cette capacité polysémique et «néo sémique»,
les différentes interprétations du texte correspondent à des
orientations théologiques différentes, qu’elles soient juives, catholiques,
protestantes ou à des lectures symboliques, cabalistiques ou psychanalytiques. Cette
grande plasticité interprétative est amplifiée par les variantes de traduction d’un texte qui a de multiples
origines hébraïques, grecques et latines.
Plan
1. Le potentiel polysémique du cantique des cantiques
1.1-
La nature du texte
1.2-
Le fil conducteur du Ct des Ct
1.3-
Tableau des rapports allégoriques entre l’aimée et le bien -aimé
1.4-
Le séquençage du texte.
2. Les implications théologiques et éthiques
des différentes traductions
2.1- Les problématiques de traduction
des textes bibliques et du CT des CT
2.2- Implication théologique des traductions des versets 1,2; 1,3; 1,5
du CT des CT.
a) Verset 2a « Qu’il me baise des baisers de
sa bouche »
b) Verset 2b: Car tes amours sont plus
délicieuses que le vin
c) Verset 5: Je suis noire…Verset 6 …Ne me
regardez pas avec dédain
1.
Le potentiel polysémique du cantique des cantiques
1-1 la nature du texte
Pour se présenter à la lecture littérale,
avant toute interprétation, le Ct peut être
vu comme un long poème d’amour, un chant nuptial, une ode érotique qui décrit
la passion entre une femme (la sulamite)[1]
et un (ou plusieurs) hommes, que ce soit Salomon ou un jeune berger. Frank Lalou
et Patrick Calame dans leur ouvrage « le grand livre du Cantique des cantiques[2] » présentent
des poésies d’origine égyptiennes et sumériennes qui relèvent de cette veine sensuelle et érotique.
Même si la source du Ct des Ct reste inconnue, son genre littéraire ancien était
donc dans la lignée d’une tradition moyen orientale qui n’avait rien d’exceptionnelle.
Ce qui l’est moins, en revanche, est que le Ct des Ct figure de manière continue
dans l’héritage biblique comme un texte sacré. Car ce texte se présente bien au
premier abord comme un poème érotique et sensuel, une ode aux plaisirs des
sens, qui est éloigné de la littérature biblique
et encore plus des puritanismes chrétiens qui gommaient les références
scripturaires à la sensualité, à la sexualité, à la femme, sources ambiguës de désir charnel et de péché.
Dans la tradition chrétienne il était plus fait appel d’une manière générale à
la mortification des corps qu’à l’exaltation des sens. Le plus extraordinaire n’est pas que le cantique fut composé dans
cette veine érotique, compte tenu de cette tradition orientale, mais que malgré
son puissant potentiel érotique il figurât
dans les textes bibliques et y demeurât de manière constante au cours des
siècles. Pour en faciliter son maintien, les différentes religions souchées sur la
bible ont déployé au service du texte
toutes les ressources du symbolisme, de l’allégorie, de la
métaphore et des différents niveaux d’interprétation, comme en témoigne Marc
Alain Ouaknin (sens littéral, allusif, interprétatif,
secret) [3]. Si
le texte n’avait pu être lu que de manière strictement littérale au premier degré d’interprétation,
il n’eut sans doute pas résisté au temps et en tout cas ne serait pas demeuré
une référence permanente. Or, Marc Alain Ouaknin rappelle que «ce texte figure non seulement dans la Bible
comme un texte sacré (quodech), mais comme le texte considéré comme le plus
sacré de tous (quodech quadachim) »[4]. Il est d’ailleurs lu in extenso
chaque vendredi de Shabbat dans les synagogues séfarades.
Le Cantique des Cantiques présente des
difficultés de compréhension qui lui
sont spécifiques. Bien qu’il soit relativement court (117 versets) il est
difficile, voire impossible souvent, d’en comprendre tous les aspects. Le texte
est parfois touffu, ambigu ou énigmatique (fait-il par exemple l’apologie de la
monogamie, de la polygamie?). Il s’y développe d’un verset à l’autre une logique
sinueuse peu apparente, des éléments sans liens visibles entre eux, faisant
intervenir des acteurs multiples, parfois mal identifiés et des situations
souvent énigmatiques. Certains exégètes
ont même pu se demander si le Cantique, tel que nous le connaissons, ne
résultait pas de plusieurs poèmes joints et surajoutés les uns aux autres, ce
qui lui confère ce caractère ressenti
comme hétéroclite. Mais c’est cette complexité même qui a permis d’en faire des
interprétations polysémiques, parfois opposées, chaque interprétateur trouvant
dans le texte ce qu’il souhaitait montrer ou démontrer, le texte lui-même
n’étant qu’un «prétexte » à cette interprétation.
Cette plasticité, qui facilite à l’exégète l’orientation éthique ou esthétique qu’il entend privilégier,
se trouve renforcée par la possibilité
offerte par des traductions d’origines variées.
1-2
Le fil conducteur du Ct des CT
Dans une préface au Grand Livre du Cantique
des Cantiques[5] Julien
Kristeva considère que le mot-clé du Ct
des Ct est « l’amour », et
notamment l’amour du couple qui est le
pilier de la société juive. Le Ct des CT s’éloigne aussi bien de l’idée des
amours platoniciennes idéalisées que de la fusion orgiaque des amours païennes,
car l’amour juif est scellé par la loi
divine qui en constitue en quelque sorte le tiers certificateur. C’est le
modèle de l’amante et de l’époux qui inspire la relation de Dieu avec les juifs. C’est l’interprétation qui en est faite
qui inspire la théologie juive, la capacité d’interpréter (et même « l’infini
interprétatif ») étant, pour Julia
Kristeva, un autre des fondements de la
religion juive .
D’après Marc Alain Ouaknin « J’interprète
donc je suis »[6] serait
un credo kabbaliste et talmudique. Pour lui aussi, l’amour est le mot clé du Ct
des Ct. La question essentielle qui est posée pour Marc Alain Ouaknin est celle
d’une double relation d’amour : l’amour entre les hommes et Dieu d’une part, et l’amour entre les hommes eux-mêmes,
d’autre part. Le Ct des Ct ne serait pas
qu’une simple allégorie comme la plupart des commentateurs le soutiennent. Car
on ne peut effectuer une séparation entre un poème, qui conte la passion de
deux êtres qui s’aiment, et le même poème mystique qui décrit la relation
réciproque de l’homme et de Dieu. Les deux sont l’envers et l’endroit d’une
même face même si ces deux univers de référence, divin et humain, sont séparés
par la distance incommensurable entre le fini et l’infini… et pourtant…C’est
dans ce… « et pourtant »… écrit
Marc Alain Ouaknin que se tissent leurs relations d’amour. Une très belle page
de la Kabbale montre Dieu comme l’homme priant de ces deux côtés de l’univers
que tout sépare, mais qui fondamentalement est structuré par la dialectique du
masculin et du féminin, dialectique centrale dans le Ct des Ct. Cette
dialectique est considérée par la Kabbale comme « le secret des secrets »
qui fonde notre rapport « amoureux » au visage de l’autre homme et nous ouvre le chemin
de Dieu. Car au fond c’est de la même chose dont il s’agit. Et c’est sans doute
la raison pour laquelle le nom de Dieu incomplet est à peine esquissé: YAH (chap.8
verset, 6). Si le nom divin est presque absent du texte, c’est qu’en réalité il
est partout et le sous-tend continuellement.
Ces deux préfaces, de Julia Kristeva et de Marc Alain Ouaknin, en exposant à partir de la
tradition juive que le lien d’amour entre deux êtres est un reflet du lien
entre Dieu et l’homme, rendent bien compte des possibilités d’exploitation théologique d’un texte qui ne
pourrait être considéré que comme
érotique. Pour les juifs l’épouse de Yahvé c’est Israël avec laquelle il
a conclu une « alliance ». Pour les chrétiens l’épouse du Christ
c’est l’Église avec laquelle il a conclu une « nouvelle alliance ».
Mais il reste que chaque traducteur, comme le note Dom Pierre Miquel,[7]
sera plutôt porté vers une interprétation littérale ou vers une interprétation
allégorique du Ct des Ct.
1.3
Tableau des rapports allégoriques entre l’Aimé et la Bien Aimée
Suivant les cas les rapports entre la sulamite
et le bien aimé (Salomon ou le berger) décrivent
les rapports de couples: couple formé par une femme et un homme, par l’âme et Dieu, par le masculin et le
féminin, par Israël et Adonaï, par l’homme et le Christ, par l’Église et le
Christ. Ces différents couples ont fait l’objet de commentaires qui sont issues
de sources différentes dont le tableau
synoptique ci-dessous tente de rendre compte
COUPLAGES
|
||||||
L’ Aimé et
La Bien-Aimée
|
Salomon ou
le berger
et La sulamite
|
Masculin et
Féminin
|
Dieu et L’Âme
|
Adonaï et
Israël
|
Jésus
Christ et l’Église
|
Christ
et Homme
|
Exemples de
Commentaires
significatifs
du
couple aimé
et bien aimée
|
Renan
Voltaire …
|
Kristeva
Ouaknin…
|
Osée
Targum
Michna
Kabbaliste
|
St Bernard
Origène
St Ambroise
St Ephrem
L.de Sacy
Dom Calmet
|
||
Sources
littéraires religieuses
|
Commentaire littéral, théâtral…
|
Poétique
Symbolique
Psychanalyse
|
Déiste
Chrétien
|
Juive
|
Catholique
|
Protestante
|
1.4
Le séquençage du texte du Ct des Ct
Le séquençage que l’on fait du texte est
d’une importance extrême; il crée chaque fois
un mode interprétatif différent. Un véritable univers interprétatif
sépare le Ct des Ct lu à la synagogue de
la pièce arrangée et mise en scène qu’en a fait Renan.
Les premières traductions du texte (celle de Lefèvre
d’Etaples au XVIème siècle en 1534) ne comportent aucune division en chapitres.
Le Cantique est une prose continue. C’est ainsi, d’ailleurs, qu’il continue
d’être présenté et psalmodié chaque vendredi, veille de shabbat, à la synagogue.
Dans leur ouvrage Frank Lalou et Patrick
Calame proposent un plan du Ct des Ct en dix parties qu’ils justifient
thématiquement[8]. Dans sa
traduction Lefèvre d’Etaples
propose huit chapitres non titrés et non
dialogués. Lemaître de Sacy délimite lui aussi huit chapitres dialogués entre
l’époux et l’épouse qui se répondent et il introduit, sans changer le texte en
l’aménageant, un chœur d’accompagnement de ce dialogue. Mais il fait précéder
chaque partie du texte de commentaires de sa plume qui font de l’époux de ce
divin cantique Jésus-Christ et de son épouse l’Église. Ce n’est pas la
traduction qui est fidèle qui influe ici sur le sens que l’on donne au texte,
mais c’est l’interprétation allégorique qui en est faite. Dans la même veine,
la traduction de Dom Calmet, non seulement comporte des introductifs par
lesquels sont exposés le désir supposé qu’à l’Église d’être unie à Jésus Christ
qui en est l’époux, mais de surcroît, il
insère au sein même du texte des commentaires qui complètent les phrases
originales, et qui sont sans rapport avec le texte initial.
Ainsi les versets quatre et cinq du premier
chapitre remodelé deviennent-il sous sa plume
(en italique les rajouts de sa
composition) :
3/
[…] c’est pourquoi ceux qui ont le
cœur droit et le goût bon vous aiment
souverainement: et ils sont aussi aimés
de vous, quoique leur beauté ne soit pas parfaite. 4/ C’est ainsi que le roi en use à mon égard : car je suis noire,
mais cependant je suis belle à ses yeux ô filles de Jérusalem [ …]
5/au reste, ne considérez pas que je
suis brune, comme un défaut qui soit
naturel ; car c’est le soleil qui m’a ôté ma première couleur ».
C’est certainement Ernest Renan qui a le plus
théâtralisé le Ct des Ct en composant une pièce profane qui conte les amours de Salomon,
de la sulamite et d’un berger son amant, l’intrigue composant huit actes et scènes
comportant pas moins d’une douzaine de personnages. Son but déclaré était de
réagir contre les excès exégétiques des commentateurs du Ct des Ct tels qu’ils
sont exposés ci-dessus et de ramener le texte à une dimension de conte nuptial
et moral qui valorise l’amour sincère que nul ne peut acheter, fut-ce Salomon.
2. les
implications théologiques et éthiques des différentes traductions
2.1
Les problématiques de traduction des textes bibliques et du CT des CT
Les traductions juives de la bible en français
sont faites successivement par Samuel Cahen
(1850) et Lazae Wogue, traductions du pentateuque dans les années 1860-1869, qui
inspireront la traduction que fera Zadoc Kahn (bible du rabbinat) au début du
XXème siècle. D’autres traducteurs apportèrent ensuite partiellement leur
pierre à l’édifice (Edmond Flegg, Henri Meschonnic) jusqu’à la traduction d’
André Chouraqui qui va tenter, non sans difficultés pour la syntaxe
française, de restituer le plus
littéralement possible le génie de la
langue hébraïque.
Différentes filiations s’appliquent également
aux traductions catholiques. La Bible de Jérusalem ou la TOB, pour ne citer que
les plus connues, doivent beaucoup au travail du chamoine Crampon qui fit
autorité dans les milieux catholiques jusqu’au milieu du XXème siècle, car il
traduisait les textes araméens, hébreux et grecs et ne se contentait pas d’une
traduction de la Septante ou de la Vulgate. Il en va de même pour les
protestants auxquels on doit un renouveau des études bibliques par le
rapprochement avec les textes originaux massorétiques.
Le texte d’origine du Ct des Ct, s’il en fut un,
nous restera inconnu ainsi que son ou ses auteurs, même si une paternité
mythique a pu en être attribué à Salomon.
Compte tenu des variations dans les textes hébreux,
(que l’on a trouvé aussi à Qumram), les points de référence initiaux du texte
ne sont pas exactement les mêmes. Les différentes traductions du Ct des Ct ne
sont pas rigoureusement homogènes. De plus, le texte écrit du Cantique a
certainement été influencé, et réciproquement, par la lecture qui en a été
faite au cours des siècles, car ce poème est
un ode récitatif psalmodié (le Ct
des Ct est aussi nommé le Chant des Chants). Quant à la traduction
française, elle varie et donc s’appauvrit
ou se modifie également avec l’origine du texte initial de référence qui a
servi à la traduction. Suivant les traducteurs le texte de référence était
en hébreu ancien, en grec, ou en latin. De
plus, les traductions faites à partir de la Septante et de la Vulgate sont des
traductions d’une traduction du texte hébraïque initial dont elles constituent
des filtres supplémentaires. Ainsi par
exemple, la traduction de la Bible de Lemaître de Sacy en 1867, qui a fait
longtemps autorité pour sa qualité littéraire, est-elle traduite de la Vulgate,
conformément aux recommandations du concile de Trente. L’auteur considère dans le préambule que sa publication est faite
en accord avec le concile, comme « n’ayant
aucune faute en ce qui concerne la foi et le secours »[9].
En revanche, il n’atteste pas de sa conformité philologique aux textes
originaux. C’est bien pour combler les
éventuelles omissions qui auraient pu en
résulter que dans les décennies
suivantes les rééditions de cette bible de Sacy étaient assorties d’annotations
citant les sources hébraïques et grecques du texte.
A ces
premières difficultés spécifiquement bibliques s’ajoutent celles propres à
toute traduction: les mots, les tournures, les formes verbales employées ne
sont pas nécessairement en correspondance avec l’hébreu, le grec, le latin et le français. Les pluriels
ne s’accordent pas toujours. Les genres non plus. Pas plus que le sujet qui
vient souvent après le verbe en hébreu. Même les mots n’existent pas toujours comme
par exemple la particule (eth אֶת־)
introduisant un complément d’objet
direct ou le verbe être au présent.[10]Toute traduction est nécessairement une
interprétation par laquelle le traducteur cherche à rendre l’esprit du texte de
préférence à sa lettre, en ne
s’autorisant pas pour autant à subvertir le texte original. Mais entre la
volonté de compréhension nécessaire qui est recherchée pour le lecteur final et
la nécessité de fidélité au texte
initial, la voie interprétative est parfois étroite et périlleuse. La
complexité du texte lui-même du Ct de CT, jointe aux difficultés inhérentes aux traductions, complique
évidemment la fidélité de la restitution, mais très paradoxalement dans le même
temps en facilite sa lecture interprétative. Car c’est en utilisant les
possibilités offertes par cette lecture polysémique que les différents
traducteurs du CT des Ct ont pu proposer des interprétations qui reflétaient
leurs préoccupations esthétiques, éthiques et théologiques.
2.2
Implication théologique des traductions
des versets 1,2 ; 1,3 ; 1,5 du CT des CT.
Il est difficile dans le cadre d’un travail restreint de comparer de manière complète les différentes
traductions faites à partir des textes originaux hébreux, grecs ou latins. Il
est tout aussi complexe de comparer entre elles les traductions françaises de
ces textes suivant leurs origines, mais aussi suivant l’époque, le français
lui-même étant une langue évolutive. Par exemple, deux traductions « catholiques »
l’une, la traduction de Lemaître de Sacy (XVIème siècle) inspirée de la Vulgate
l’autre, celle d’Augustin Crampon (XXème siècle) inspiré du texte hébreu, relèvent
de deux univers de référence différents. Pour rendre les comparaisons plus accessibles
nous nous limitons à l’analyse des trois versets du chapitre 1 qui ont une
valeur emblématique : les versets 2a ,2b, 5 et 6.
Nous utiliserons pour cela cinq principales traductions
contemporaines examinées de manière synoptique :
a) la traduction française de Patrick Calame telle qu’elle est issue de l’interlinéaire
grec, présentée dans le Grand Livre du
Cantique des Cantiques (p.27) et quatre traductions présentées dans le
livre le Cantique des Cantiques (ed.
Diane de Selliers).[11]
b) La traduction de la Bible de Jérusalem (version catholique la plus
répandue).
c) La nouvelle bible Segond, qui est le texte protestant de référence
qui s’appuie sur les textes orignaux hébreux et grecs.
d) La bible de Zadoc Khan, qui est la bible traduite de l’hébreu en français,
utilisée par les pratiquants juifs.
e) La bible Chouraqui, réalisée à partir du texte massorétique, qui est
une traduction minutieuse cherchant pour chaque racine hébraïque une racine française
correspondante.
Par ailleurs, une comparaison sera faite avec
certaines des grandes traductions historiques en français présentées dans le Grand Livre des Cantiques.
a) Verset 2a « Qu’il me baise des baisers de
sa bouche »
Qu’il
me baise des baisers de sa bouche … car
tes amours sont meilleurs que le vin (Trad.Calame).
Le Verset 2a
ne comporte pas de différence de traduction entre la Bible de Jérusalem,
celle de Zadoc Khan, la bible Chouraqui et la traduction de Patrick Calame. Tous traduisent le verset 2a par: « qu’il me baise des baisers de sa bouche », ce qui est également
le cas dans la révision de Jean Calvin-Olivetan (p.67), dans la traduction de Jean
Fréderic Ostterwald (p. 99), de Samuel Cahen (p. 104), d’Auguste Renan (p .116), dans celle d’Augustin Crampon
de 1894 (p.147) ou dans la traduction Segond de1874 (p.123).
Or, curieusement, la formule n’est pas
reprise par la traduction de la Nouvelle bible Segond de 2002 qui la remplace
par: «Qu’il me couvre de baisers », ni
dans les versions antérieures de Lemaître de Sacy (p.76) « qu’il me donne un baiser de sa bouche » ou dans celle de madame Guyon (p .89) « donnez-moi mon céleste époux ce sacré
baiser de la bouche ».
Comment expliquer ces différences ?
En langue française « embrasser une
personne » que l’on aime, c’est-à-dire lui donner un baiser, équivaut à lui donner un baiser de « sa
bouche »; le préciser semble même pléonastique. Ce n’est pas le cas en hébreu
biblique qui est d’une part, semble-t-il, une langue privilégiant les formes
répétitives, et qui d’autre part,
privilégie l’expression symbolique. Or d’après Patrick Calame ( p.177) la portée symbolique et théologique des deux
formules « embrasser » ou « baiser de sa bouche » est très différente.
En se référant au Zohar, quand les esprits de deux amants se rencontrent par un
baiser, bouche en bouche, c’est-à-dire bouche contre bouche, les esprits ne se
séparent plus l’un de l’autre. De là vient que la mort par un baiser est tant
souhaitable: l’âme reçoit baiser de Dieu
et s’unit ainsi à l’Esprit Saint pour ne plus s’en séparer. Voilà pourquoi la
communauté d’Israël dit : « Qu’il me
baise des baisers de sa bouche» pour que notre esprit s’unisse au sien et
ne s’en sépare jamais.
Dans ce cas la nuance de traduction entre les
deux formules peut effectivement induire une conséquence théologique notable.
Sainte Thérèse d’Avila donne une explication guère
différente lorsqu’elle dit : «c’est s’unir à la volonté de Dieu pour
qu’il n’y ait pas de séparation entre Lui et elle, mais une seule volonté; pas
en paroles, pas simplement en désirs, mais en actions. » (P. 178).
b) Verset
2b: Car tes amours sont plus délicieuses que le vin
Qu’il
me baise des baisers de sa bouche …
car tes
amours sont meilleurs que le vin (Trad. Calame et Bible de Jérusalem),
ou tes caresses sont meilleurs que le vin (Nouvelle Bible Segond, bible
Zadoc Khan)
ou tes
étreintes sont meilleurs que le vin (Bible Chouraqui).
Dans les différentes traductions modernes le
sens des termes employés est très proche : amour, caresse, étreintes. Mais
ce n’est pas le cas dans les premières traductions des bibles où « amour » était souvent de manière
surprenante traduit par « mamelle »
ou plus tard par « sein ».
Lemaître de Sacy, par exemple, traduit «vos
mamelles sont meilleures que le vin » (p.76). Madame Guyon note :
« de vos mamelles la douceur
surpassant celle du vin même ».
Dom Calmet traduit « car vos mamelles sont meilleures que
le vin le plus excellent » (p.97).
Frank Lalou et Patrick Calame proposent
l’explication de cette traduction qui
suscitait l’ironie de Voltaire. D’après eux, dans la Septante et la Vulgate, que
Lemaître de Sacy comme la plupart
des catholiques avait utilisé, s’est glissée une erreur. Les juifs grecs d’Alexandrie
et Saint Jérôme ont mal traduit le mot hébreu Dodeikha « tes amours »
provenant de Dod, racine
hébraïque évoquant l’amour, la tendresse;
ils ont lu Dad, le « sein »
car Dadeika, les seins, au pluriel, est morphologiquement très proche de Dodeikha (p.60). Ainsi pendant mille ans, du IIIème au XIIIème
siècle, cette erreur s’est perpétuée de traduction en traduction. La distance sémantique en
langue française entre « amour »
et « sein » est pourtant telle,
qu’il semble difficile de comprendre un tel écart entre ces significations. Pourtant
cela n’a pas fait reculer les exégètes qui ont tenté de justifier l’utilisation
du terme « sein ». Avec le
recul et la connaissance que l’on a aujourd’hui de cette traduction erronée, ils
semblent s’être plus livrés à une apologétique débridée, parfois ridicule, pour
commenter le texte à tout prix qu’à une exégèse pertinente .
Dans ce cas, contrairement au verset 2a
examiné plus haut, c’est une erreur de traduction flagrante qui a entraîné une
dérive de l’interprétation.
Ce fait bien établi ne séduit pas totalement tous les exégètes, ce qui rend
ce cas encore plus intéressant. Tout en agréant les prémisses linguistiques de l’analyse
développée par Frank Lalou et Patrick Calame exposée ci-dessus, Marc Alain
Ouaknin en tire des conclusions sensiblement différentes[12].
Il rapproche le mot dodeikha (caresse)
de dad (le sein) car il est possible
d’écrire en hébreu le mot « sein »
Dad, mais aussi Chad
qui, au pluriel, donne chadaï « mes seins ». Or Chadaï
est un mot identique dans sa graphie et sa prononciation au nom de Dieu que l’on rencontre dans les moments
clés de l’histoire biblique.
Il semble donc possible à Marc Alain Ouaknin
de maintenir les deux traductions « sein »
ou « caresse »; mais si
l’on retient « sein », il
lui paraît nécessaire de dédoubler le verset 2b pour le rendre dialogué et enfin
compréhensible. Dans cette version remodelée du verset, deux personnes, et non une seule, interviendraient :
la première, la bien-aimée, souhaitant être abreuvée de baisers et la seconde,
en retour, le bien-aimé, exprimant sa passion pour les seins de sa bien aimée.
-
la bien
aimée: « Ah comme j’aimerais que tu
m’embrasses /m’abreuves des baisers de ta bouche ».
-
le bien-aimé
répond: «Comme tes seins sont meilleurs
que le vin. Comme l’ivresse que me procurent tes seins est meilleure que
l’ivresse que me procure le vin ! » [13].
Alain Marc Ouaknin complète cette explication
par un long développement, assorti d’exemples, afin de reconsidérer toute la
structure dialoguée du CT des Ct sur cette base qu’il articule autour du couple
symbolique formé par le sein érotique et le sein nourricier. Il tire de ces
proximités lexicales avec le nom de Dieu Chadaï
une conception théologique. Il
cherche à montrer que la question du sevrage est au cœur de la pensée juive. Il
écrit « L’hésitation des traducteurs
entre « seins » et « caresses » ou « amours » est
d’une portée incommensurable en ce qui concerne l’advenue de l’homme et de la femme
à eux- mêmes. Rien de moins que la découverte de leur humanité, c’est-à-dire de
leur liberté et de leur créativité !».[14]
D’une erreur initiale manifeste de traduction
à une réinterprétation symbolique de celle-ci, on voit à quelles
interprétations théologiques différentes peuvent conduire des divergences de
traduction.
c) Verset 5 : Je suis noire…Verset
6 …Ne me regardez pas avec dédain
Bible de Jérusalem
|
Nouvelle
Bible Segond
|
Bible Zadoc
Kahn
|
Traduction Calame
|
Bible de Chouraqui
|
Je suis noire
|
Je suis noire
|
Je suis noire
|
Je suis
noire
|
Moi, noire
|
et
pourtant Belle
|
mais Je suis
jolie
|
pourtant gracieuse
|
et
désirable
|
harmonieuse
|
filles de
Jérusalem
|
filles de Jérusalem
|
Ô filles de Jérusalem
|
Filles de Jérusalem
|
Filles de Jérusalem
|
Comme les tentes de Quedar, comme les pavillons de
Salma
|
Comme les tentes de Quedar, comme les toiles de
Salomon
|
Comme les tentes de Kedar, comme les pavillons de
Salomon
|
Comme les tentes de Qedar, comme les tentures de Salomon
|
Comme tentes de Quedar, comme tentures de Shelomo
|
Ne prenez
pas garde à mon teint basané
|
Ne faites pas
attention si je suis noiraude
|
Ne me
regardez pas avec dédain parce que je suis noirâtre
|
Ne me
regardez pas car je suis noirâtre
|
Ne me
voyez pas, moi la noirâtre
|
C’est le soleil qui m’a brûlé
|
C’est le soleil qui m’a brunie
|
C’est que le soleil m’a halée
|
Car le soleil m’a dévisagé
|
Oui le soleil en moi s’est miré
|
Dans les versets examinés précédemment (2a et
2b) les conséquences théologiques découlaient des options de traductions
retenues. Dans le cas présent la conséquence semble plus à priori relever de l’éthique
que du domaine théologique.
Si la sulamite se justifie auprès des filles
de Jérusalem d’être noirâtre, et si elle attribue cette cause au soleil, c’est pour
justifier cette couleur par comparaison à la blancheur de peau des jeunes citadines
de Jérusalem qui courtisent le roi. La
négritude était déconsidérée, voire méprisée. La sulamite ne dit-elle pas « ne me regardez pas avec dédain parce
que je suis noirâtre » (Bible Zadoc Khan). Il convient de préciser que
certains historiens des religions font remonter le racisme anti-noir dans
l’antiquité sémitique à l’ancienne malédiction
biblique qui aurait frappé Cham découvrant la nudité de Noé. La lecture littérale
du texte biblique ne permet pas d’être aussi affirmatif, puisque c’est Canaan
et non Cham qui est puni. Cham suivant cette légende aurait été transformé en
noir et serait tenu pour l’ancêtre des peuples noirs dont la couleur serait le
signe de la malédiction divine. Le Christianisme, puis l’Islam, ont relayé et
amplifié ce mythe dont l’histoire mériterait de longs développements compte tenu
de ses innombrables conséquences civilisationnelles[15].
D’autant plus que d’autres historiens estiment que l’opprobre frappant la
négritude ne daterait pas de l’antiquité où le racisme aurait été inconnu, mais de la période de l’esclavage au XVIIème siècle,
le rappel du mythe biblique permettant
d’en justifier l’existence.
La formulation « je suis noire mais belle » est à peu près la même, quelles que soient les
versions modernes ou historiques considérées, à l’exception de la traduction Chouraqui « moi, noire, harmonieuse », mais en supprimant le « et », il supprime aussi une
partie de la difficulté.
Les exégèses faites de ce texte sont
multiples. Origène voyait dans cette couleur une prophétie annonçant la
première Église copte, c’est-à-dire éthiopienne-égyptienne, captant sa beauté
noire comme un reflet de la beauté de son Dieu. Pour le Zohar la noirceur est celle d’Israël due aux souffrances
de l’exil. Pour Saint Bernard la sulamite est noire de sa vie menée ici bas,
mais belle par sa ressemblance à l’homme céleste qu’elle rejoint. Madame Guyon estime que c’est la force de l’amour
qui lui a séché et brunie la peau.[16]
On a pu considérer également que cette couleur de la sulamite est le signe
de son désir de mieux capter la lumière divine, source de toute beauté.
Or, d’après Claire Pacial[17],
Jérôme, dans la Vulgate, aurait traduit Nigra
sum sed formosa « je suis noire mais belle » en introduisant
une opposition là où l’hébreu n’opère qu’une coordination qui est le vav, dont les usages recoupent ceux du « et » en français et en latin.
Tout le problème est donc dans le « mais »
qui a escamoté le « et ». Le plus surprenant est que les traducteurs de l’hébreu,
qui auraient dû traduire la copule « vav » ne le fassent pas mais
conservent le « mais ». Claire
Pacial qualifie cela « d’aveuglement collectif » des traducteurs
devant la littéralité du texte qui dit pourtant explicitement « noire et belle ». Dans cette optique idéologique
et raciste, si la sulamite, comme on l’imagine, est une très belle jeune femme
noire, elle ne peut l’être que « malgré » sa négritude; elle
ne peut être « noire et belle »,
mais ne peut être que « noire mais
belle ». La traduction erronée et persistante de ce texte ne crée pas un à priori raciste qui lui préexistait, mais, en l’empruntant
« aveuglément » sans rien modifier, elle la conforte. Cette malencontreuse
habitude a cessé avec la traduction de Chouraqui
et la nouvelle TOB qui ont repris une formulation correcte.
CONCLUSION
L’examen des traductions du Ct des Ct montre,
à partir d’exemples concrets, combien les différentes traductions peuvent
induire des interprétations théologiques différentes. Que cette traduction
résulte d’une erreur manifeste ou d’un choix éthique, les exégèses qui sont
faites d’un même texte peuvent être nombreuses, parfois ridicules et parfois d’une grande finesse. De nos jours, toutes les
nouvelles traductions des Bibles se rapprochent, autant que faire se peut, des
textes originaux hébreux ou grecs pour éviter
des interprétations trop erronées.
BIBLIOGRAPHIE
LALOU F, CALAME P, le Grand livre du cantique des cantiques, le texte hébreu, les traductions historiques et les commentaires
suivant les traditions juives et chrétiennes coll. Spiritualités vivantes, Paris, Albin Michel,1999.
LE CANTIQUE DES CANTIQUES, sept lectures poétiques: hébreu, grec,
latin et quatre traductions en français, collection « textes », Paris, Diane
de Selliers, 2016.
PACIAL
Claire, « Je suis noire et
belle ». Sur les traductions de Ct 1,5 et sur l’importance du mot
« et », https://languesdefeu.hypotheses.org/claire-placial
[1] Sulamite est
un prénom féminin qui peut avoir plusieurs origines. Soit lié à la Shumanite du
roi David Abishag originaire de Schunem, soit une forme féminisée du dérivé de
nom Salomon
[2] Franck LALOU, Patrick CALAME, le grand livre du cantique des cantiques, Paris, Albin Michel, 1999.
[3] Marc Alain Ouaknin,
le cantique des cantiques, un doux éclat
de lire, Paris Diane de Sellier, 2016,
, p.57-63.
[4] Ibid., p.IX
[5] Julia Kristeva,
le grand livre des cantiques, chanter l’incarnation, p.1
[7] Ibid., p.15
[8] 1- le chant de la bien aimée, 2-le dialogue amoureux,
3-l’évocation du bien-aimé, 4-les épousailles, 5- la beauté de la bien-aimée, 6-le
bien-aimé est en fuite, 7-la beauté de la bien-aimée, 8-les amours dans la
vigne, 9- le frère et la sœur, 10-les champs et fragments divers.
[9] Ibid.,p.75.
[10] Ibid., du bon usage de l’interlinéaire, p.28
[11] Le Cantique des
cantiques, sept lectures
poétiques : hébreu, grec, latin ; et quatre traductions en français, collection textes, Paris, Diane de Selliers, 2016.
[12] Marc Alain OUAKNIN, le cantique des cantiques, Dodeikha,
p.145
[13] Ibid.,
p.145
[14] Ibid.,
p.149
[15] L’origine du racisme anti-noir
dans le monde, http://www.lisapoyakama.org/lorigine-du-racisme-anti-noir-dans-le-monde/
[16] Le grand livre
du Ct des Ct, p.180.
[17] Claire Pacial, « Je suis noire et belle . Sur les traductions de Ct 1, 5
et sur l’importance du mot « et », https://languesdefeu.hypotheses.org/claire-placial.
