
Comme la trop grande
autorité empoisonne les rois, le luxe empoisonne toute une nation. On
dit que ce luxe sert à nourrir, les pauvres aux dépens des riches ;
comme si les pauvres ne pouvaient pas gagner leur vie plus utilement, en
multipliant les fruits de la terre, sans amollir les riches par des
raffinements de volupté. Toute une nation s'accoutume à regarder comme
les nécessités de la vie les choses les plus superflues : ce sont tous
les jours de nouvelles nécessités qu'on invente, et on ne peut plus se
passer des choses qu'on ne connaissait point trente ans auparavant. Ce
luxe s'appelle bon goût, perfection des arts, et politesse de la nation.
Ce vice, qui en attire tant d'autres, est loué comme une vertu ; il
répand sa contagion depuis le roi jusqu'aux derniers de la lie du
peuple. Les proches parents du roi veulent imiter sa magnificence ; les
grands, celle des parents du roi ; les gens médiocres veulent égaler les
grands ; car qui est-ce qui se fait justice ? les petits veulent passer
pour médiocres : tout le monde fait plus qu'il ne peut ; les uns par
faste, et pour se prévaloir de leurs richesses ; les autres par mauvaise
honte, et pour cacher leur pauvreté. Ceux mêmes qui sont assez sages
pour condamner un si grand désordre, ne le sont pas assez pour oser
lever la tête les premiers, et pour donner des exemples contraires.
Toute une nation se ruine, toutes les conditions se confondent. La
passion d'acquérir du bien pour soutenir une vaine dépense corrompt les
âmes les plus pures : il n'est plus question que d'être riche; la
pauvreté est une infamie. Soyez savant, habile, vertueux ; instruisez
les hommes ; gagnez des batailles ; sauvez la patrie ; sacrifiez tous
vos intérêts ; vous êtes méprisé, si vos talents ne sont relevés par le
faste. Ceux mêmes qui n'ont pas de bien veulent paraître en avoir ; ils
en dépensent comme s'ils en avaient : on emprunte, on trompe, on use de
mille artifices indignes pour parvenir. Mais qui remédiera à ces maux ?
Il faut changer le goût et les habitudes de toute une nation ; il faut
lui donner de nouvelles lois. Qui le pourra entreprendre, si ce n'est un
roi philosophe, qui sache, par l'exemple de sa propre modération, faire
honte à tous ceux qui aiment une dépense fastueuse, et encourager les
sages, qui seront bien aises d'être autorisés dans une honnête
frugalité ?