« Pour parvenir à être tout, Ne cherche à être quelque chose en rien » Saint Jean de la Croix
Les
expériences vécues par les mystiques présentent
des analogies. Il est tentant
d’établir
une typologie des éléments qui entrent en jeu en partie ou en totalité dans le
champ du mysticisme. Ce qui devrait permettre de ne pas ranger sous cet intitulé trop polysémique des démarches et
expériences qui n’en relèvent que
marginalement [1]
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La
démarche mystique est une donnée
anthropologique
Le mysticisme est défini (PUF Encyclo. Notions) « comme la croyance en la possibilité
pour l’âme de s’unir au principe fondamental de l’être »[2]
. La mystique et le mysticisme sont ici pris dans la même acception. C’est une union
supérieure à la normale avec un principe anhypothétique qui ne dépend d’aucune cause,
une fusion avec une suressence à l’instar de l’Un plotinien. Le « je suis
celui qui est » biblique » rend bien compte du principe absolu de
l’Etre propre aux traditions
religieuses. Même si certains (comme
Karl Barth) peuvent qualifier le mysticisme de dérobade compte tenu de
l’impossibilité radicale pour le fini de rencontrer l’infini ou comme un évitement relationnel, (Levinas), une
sorte de repli intérieur qui serait une fuite de l’autre, le fait mystique demeure
incontournable : il peut être critiqué
mais sa permanence atteste de sa prégnance ; permanent dans le temps et l’espace il reste sujet de
fascination sinon de compréhension.
Universelle, cette démarche présente des caractères
communs qui permettent d’en définir le champ par :
l’universalité du phénomène ( mysticisme grec, des pères du désert, mysticisme chrétien
qu’il soit catholique, protestant, orthodoxe mysticisme ; juif qu’il soit talmudiste,
kabbaliste , hassidique, mysticismes musulman , hindou, bouddhiste et bien
d’autre encore etc..)
l’appartenance a une tradition religieuse
Tous sont en commun en première approche d’être souché
sur une tradition religieuse, même sous -jacente. Il est frappant de voir que
même des guides spirituels contemporains à priori syncrétistes du New Age - considérés comme mystique par
certains- ont bénéficié en réalité d’une tradition religieuse attestée (Arnaud
Desjardin a étudié en Inde auprès de Swami
Prajnapad, Graf Durkheim a pratiqué le zazen au Japon après ses études de
philosophie en Allemagne, Lanza del Vasto a bénéficié de l’enseignement direct de
Gandhi et de la lecture assidue de Thomas d’Aquin etc..)
Il n’y a
pas de mysticisme hors sol.
L‘emploi de techniques spirituelles communes
Les dimension du corps « la marque de l’ange » de Jacob (pratiques ascétiques, chasteté
, pauvreté, marginalité sociale dont les exemples sont donnés par Saint Antoine
conté par saint Athanase ou plus contemporaines les mortifications des
indiens tamouls lors de marches sur le feu. Cette participation du corps
allant jusqu’ à la stigmatisation (chez Saint François , Catherine de Sienne,
Padre Pio) .Mais aussi l’importance de la respiration ( yoga) de la prière de jésus dans
l’hesychasme axée sur le souffle, le rythme musical ( le chant grégorien reflet
du souffle divin)
La répétition de gestes dans la pratique de rituels (qui souvent font vivre des mythes) ,
dans les mantras de type « Om Mani Pame Hung » des thibétains ou la répétition
du « Maranatha » »Seigneur viens » chrétien [3] ou la
pratique du chapelet catholique, orthodoxe,
bouddhiste, hindouiste, musulman qui est une constante
La méditation sous ses différentes formes notamment orientales, la prière, la « lectio
divina » d’Origène pour les chrétiens et la méditation des textes sacrés
pour tous ; l’adoration du sacré cœur ou la vénération iconique,
Le
silence : « celui
qui laisse le seigneur prononcer en lui une parole égale à lui même « (Philippe
Charru, Etudes, mars 2007) et dont Madeline Delbrel écrit « le silence n’est pas évasion mais rassemblement de nous même au creux de
Dieu »(in la sainteté des gens ordinaires)
Des voies d’expérience singulières
Mais
d’autres instances psychiques sont mobilisées dans la quête mystique
La nuit : l’âme confuse
est dans un entre-deux .Dans la négation de la lumière aveuglante du divin et
de la misère humaine. L’âme est dans la nuit du rejet dont elle va progressivement
s’émanciper par sa participation au principe .Mais elle est aveuglée par un éblouissement
de l’entendement qui provoque la nuit. « Une nuit obscure » provoquée
par la rencontre de deux extrêmes.
La nudité Pour progresser il convient de se dénuder complètement« Pour parvenir à être tout, Ne cherche
à être quelque chose en rien »écrit de manière apophatique Saint Jean même si
comme le soulignez Henri Laux (cf bibliographie p.43)le mode du tout et de la négation
ne s’excluent pas
Le désert
. Intérieur ou extérieur (Saint Antoine, Charles de Foucault, les
pères du désert) . Le désert est le lieu des rencontres avec le diable et avec
Dieu. Il est le passage obligé pour sortir d’Egypte.
La
souffrance .Elle est centrale pour le bouddhisme, causée par le désir sans
cesse inassouvi .Elle peut être transfigurée comme l’écrit Julia Kristeva « on ne peut éradiquer la souffrance,
mais il est possible de la traverser indéfiniment :en recommençant de nouveaux
liens, langages, créativité, un autre rapport au temps-une sorte d e renaissance,
de sérénité de joie »[4]
On peut se demander
si cette expérience de la souffrance et
de la foi (dans ce qu’elle a de limite dans la rencontre du mal), cette
traversée initiatique et métaphysique n’est pas le socle privilégié de transformation
mystique tel que l’a vécu St Jean de la Croix dans sa prison. Madeleine Delbrel
qui puisait sa joie existentielle dans
la foi exprime magnifiquement cette valeur transformatrice de la
souffrance par cette phrase « Il ne nous est pas demandé d’être fort
aux moments de souffrance. On ne demande pas au blé d’être fort quand on le
broie mais de laisser le moulin en faire de la farine » [5].
L’action .
C’est la thèse de Bergson qui privilégie le mysticisme chrétien)
car il est couronné par l’action ce qu’il dénie aux autres mysticismes (oriental,
grec) Mais un Gandhi n’apporte il pas la démonstration contraire à cette thése?
L’action c’est aussi le travail – Comment
faut-il vivre ? demanda Rilke à Rodin. Rodin, ce titan, lui
répondit : En travaillant ! Saint Antoine travaille (il fait des paniers) Saint Paul travaille (il
fabrique des tentes)Spinoza travaille ( il polit des verres) St jean de la
Croix travaille (il bâtit des ponts)
L‘autre. Le mysticisme le plus authentique est peut être relui du retour au réel
quotidien que l’élan d’amour donne (et
non l’ascétisme érémitique) »Notre rapport au vrai passe par les autres
.Ou bien nous allons au vrai avec eux ,ou ce n’est pas au vrai que nous
allons » [6] écrit
un Merleau Ponty ? C’est particulièrement juste pour un chrétien qui vient
à Dieu par son prochain . Retour au réel que pratique un François
d’Assise , une mère Theresa , une Simone Weil, une Madeleine Delbrel.
Des modes de restitutions originaux tenant à « l’indicibilité
du mysticisme »
Cette union de l’âme avec l’absolu est appréciée
généralement de deux manières : extatique (en se projetant en quelque
sorte en dehors de soi ou en étant
totalement réceptif comme une coupe qui se remplirait de la matière divine ou de manière enstatique :c’est
l’enstase Plotinienne :c’est à dire le retour de l’âme en elle même ,
en son centre que la lumière de l’Un irradie. C’est peut être aussi le royaume
de Dieu qui est en chacun de nous que cite
Luc XVII, 20-21) « Sachez le le royaume de Dieu est au dedans
de vous. » Mais cette démarche « vers le dehors »ou par
« le dedans » est en fait insécable
comme le note Saints Thérèse dans le Château Intérieur « On
dit que l’âme rentre à l’intérieur d’elle même et d’autres fois qu’elle s’élève
au dessus d’elle même ; par un tel langage je ne saurai jamais
rien
expliquer »[7]
Le langage est partiellement impuissant a en rendre compte. »
il y a souvent
chez l’écrivain mystique, un écart entre l’expression verbale et la réalité
vécue »note Jean Baruzzi dans
l’introduction à l’encyclopédie des mystiques[8].
Le rendu est donc souvent allusif, allégorique, symbolique, poétique. St
Jean a ce titre est le saint patron de la poésie espagnole qui est un mode
d’expression privilégié de restitution de l’expérience mystique. Lorsque
Madeleine Delbrel écrit un poème sur la
route spirituelle concluant «le but de la
route montante est le passage de la
mort » elle rejoint Rainer Maria Rilke dans le « livre de la
pauvreté et de la mort » .[9] Et le
Mémorial de 1654 de Pascal cousu dans son pourpoint est un cri mystique, loin
de toute raison philosophique ; même sa forme physique est celle d’un
calligramme d’Apollinaire. Car
comment transmettre l’expérience profonde du silence, de la nuit, de l’extase
de l’union divine avec les outils rationnels ? Le Tao Te King de Lao Tseu dit l’impossibilité d’énonciation de
« la voie » sans dénaturation de celle ci. Pascal qui assigne mieux
que quiconque les places respectives de la foi et de la raison écrit « la dernière démarche de la raison,
est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle
n’est que faible si elle ne va pas jusqu’ à connaître cela » (Pensées 220
Sellier) Et Platon déjà dans la République appelait à se méfier de la
discursivité érigée en règle absolue de connaissance.
Henri Laux définit comme « mystique » le
secret engendrement « d’une parole libre » .Qu’est à dire ? Une parole qui est au delà des paroles
usuelles, qui est le fruit d’écoute d’harmonies nouvelles qu’il veut faire
entendre parmi des « paroles
encombrées » Cette « parole libre »constitue un tiers concept entre foi et philosophie..
Mais « dans
le meilleur des cas la mystique est synonyme de l’indicible. » Jean Baruzi note que parmi les mystiques beaucoup restent sans doute cachés et mènent une vie inconnue .
« Mais le mystique parle par sa capacité à faire signe »et recomposer le quotidien.
« Mais le mystique parle par sa capacité à faire signe »et recomposer le quotidien.
.Au fond le mystique serait celui qui rassemblerait en un même signe sa démarche, son union principielle et la restitution de celle ci.Dans
un au-delà de la raison commune.
Cet au delà de la raison philosophique peut aussi
être une occasion pour la philosophie de se poser la question de sa rationalité
elle même. Jusqu’à une date récente le modèle sous-jacent du discours
rationnel était imprégné de logique formelle scientifique (Louis Althusser
allait jusqu’à faire de Marx un marqueur scientifique assignant un horizon
indépassable de la philosophie et sa fin : le marxisme ayant acquis le
statut de science).Mais la science est
plurielle, pluri-rationnelle :la physique quantique n’abolit pas pour
autant la physique newtonienne. Au fond, le mystique pose la question de
l’ouverture de la philosophie à des
horizons nouveaux, différents, multiples, pluridimensionnels, situés entre
raison et foi. La dernière ligne de défense d’une pseudo mono-rationalité
semble être tenue par certains
psychanalystes qui ne ne voient
dans le mysticisme que des phénomènes qui sont « des accidents de nature névrotique ou mieux psychonévrotique à
caractère hystérique »
(Mais l’expérience d’un Jean Joseph
Surin au 17° siècle semble montrer néanmoins la fragilité de la frontière entre
psychopathologie et mysticisme)
Peut-on à partir de ces
constats mieux catégoriser les
expériences mystiques?
L’emprunt de ces techniques et de ces voies que nous venons d’énoncer,
au moins pour certaines d’entre elles, ne suffit pas pour définir le mystique. Car
d’autres humains les empruntent partiellement
qui ne sont pas pour autant des mystiques ce qui confère au terme de mysticisme
sous lesquels on les range trop rapidement son caractère polysémique
Deux exemples : peut on mettre en avant comme le
fait le « dictionnaire des mystiques »
conduit sous la direction de Marie Madeleine Davy une mystique hippie( dont
l’auteur de l’article a néanmoins prudemment fait suivre l’intitulé d’un point
d’interrogation), celle ci se focalisant sur les expériences psychédéliques
autour de la drogue et des états de « conscience altérée » qui
étaient prônés par Timothy Leary. Bien avant lui Rimbaud premier hippie « aux semelles de
vent » expérimentant les limites de
la raison avait utilisé l’absinthe pour dérégler ses sens et écrivait : «Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de
tous les sens» [10]. Antonin Arthaud, Michaud et
bien d’autres ont conduit des expériences sous mescaline , ou autres psychotropes
et plus récemment Carlos Castenada exaltait l’usage du peyotl[11]dans
« l’herbe du diable et la petite fumée ».Peut on pour autant soutenir
le caractère mystique de ces expériences ?
De même manière développer deux articles sur la « mystique rosicrucienne » et la «mystique maçonnique « apparaît inapproprié
au regard des typologies que nous avons mis en avant. Non que la franc-maçonnerie
ne soit pas une démarche spirituelle
mais c’est une une gnose esotérique. Le dieu
impersonnel des philosophes déistes n’est pas celui des mystiques .Le mystique
entre dans une relation personnelle fusionnelle alors que l’initié estime par la
connaissance de lui même et par une progression graduelle pouvoir parvenir à un
état de libération. Pour mettre en œuvre cette autosoteriologie le franc maçon exalte
le « connais toi même » socratique
et non « Que je Te connaisse pour
que je me connaisse » de Saint Augustin. D’ailleurs le dictionnaire du
franc maçonnerie de Daniel Ligou qui fait autorité dans ce domaine ne référence
pas le terme de mysticisme mais celui de
« mystères » en référence aux Mystères antiques.
Un poète, un écrivain, un homme d’action (Laurence
d’Arabie) peut emprunter des techniques, des moyens créatifs, intuitifs, ou
pratiquer des ascèses que des mystiques ont pratiqués sans que cela suffise pour le qualifier de mystique. Etre au delà du rationnel, en marge sociétal, dans un état de conscience altérée, tenter de rendre compte
d’expériences nouvelles souvent indicibles par la peinture, la poésie, par un
au-delà du langage ne suffit pas a définir le mystique
Tout quêteur
d’absolu n’est pas un mystique, tout élan extatique n’est pas suffisant pour le
définir comme tel. Peut on ranger indifféremment dans la même rubrique
Gurdjieff, René Guenon, Lanza del Vasto, le père Le Saulx, Arnaud Desjardin ?
Le mystique ,-
comme le sable de la carriere et l’eau coule entre les doigts lorque’on veut le
saisir.Pourtant il est bien là maisen mêm temps et en meme lieu dejà ailleurs.
BIBLIOGRAPHIE
·
H. Bergson :
Les deux sources de la morale et de la
religion
·
Henri
Laux : Le Dieu excentré
·
Madeleine
Delbrel : Nous autres gens des rues
·
Jean Baruzi « De l’emploi légitime et de l’emploi
abusif du mot mystique » in L’intelligence
mystique, Paris, Berg International
Éditeurs
·
MM Davy : Encyclopédie des Mystiques
·
Encyclopedie
Philosophique universelle.PUF. Les
notions philosophiques
·
Dictionnaire
critique de théologie . PUF
·
Yvonne Pellé
Douel. ST jean de la Croix .Seuil
·
Daniel Ligou
.Dictionnaire de la Franc maçonnerie PUF
[1] On sait depuis le romantisme et son emploi par Jean
Jacques Rousseau que le terme mystique appliqué a des états non rationnels de
conscience , exaltant la passion ou le sentiment , a fait perdre au terme toute
consistance.
[2] Jean
Guitton. Article« Mysticisme ».Encyclopédie philosophique
universelle. Notions philosophiques. PUF. Page 1711
[5]
« Indicible amour » Centurion 1992 P.70
[8] Jean
Baruzi. « Introduction à des recherches sur le langage mystique »
[9]
« O seigneur, donne a chacun sa propre mort, la mort issu de cette vie ou
il trouva l’amour, un sens et la détresse »