jeudi 14 avril 2016

LE MYSTICISME 1



« Pour parvenir à être tout, Ne cherche à être quelque chose en rien » Saint Jean de la Croix
Les expériences vécues par les mystiques présentent  des analogies. Il est tentant
d’établir une typologie des éléments qui entrent en jeu en partie ou en totalité dans le champ du mysticisme. Ce qui devrait permettre de ne pas ranger sous cet  intitulé trop polysémique des démarches et expériences  qui n’en relèvent que marginalement [1]


                                                  °°°°°°°°°°°°     
 La démarche mystique  est une donnée anthropologique
Le mysticisme est défini (PUF Encyclo. Notions) « comme la croyance en la possibilité pour l’âme de s’unir au principe fondamental de l’être »[2] . La mystique et le mysticisme sont ici pris dans la même acception. C’est une union supérieure à la normale avec un principe anhypothétique qui ne dépend d’aucune cause, une fusion avec une suressence à l’instar de l’Un plotinien. Le « je suis celui qui est » biblique » rend bien compte du principe absolu de l’Etre propre aux  traditions religieuses. Même si certains (comme  Karl Barth) peuvent qualifier le mysticisme de dérobade compte tenu de l’impossibilité radicale pour le fini de rencontrer l’infini  ou comme un évitement relationnel, (Levinas), une sorte de repli intérieur qui serait une fuite de l’autre, le fait mystique demeure incontournable : il peut  être critiqué mais sa permanence atteste de sa prégnance ; permanent  dans le temps et l’espace il reste sujet de fascination sinon de compréhension.



Universelle, cette démarche présente des caractères communs qui permettent d’en définir le champ par :
 l’universalité du phénomène ( mysticisme grec, des pères du désert, mysticisme chrétien qu’il soit catholique, protestant, orthodoxe  mysticisme  ; juif qu’il soit talmudiste, kabbaliste , hassidique, mysticismes musulman , hindou, bouddhiste et bien d’autre encore  etc..)  
 l’appartenance a une tradition religieuse
Tous sont en commun en première approche d’être souché sur une tradition religieuse, même sous -jacente. Il est frappant de voir que même des guides spirituels contemporains à priori syncrétistes  du New Age - considérés comme mystique par certains- ont bénéficié en réalité d’une tradition religieuse attestée (Arnaud Desjardin a étudié en Inde  auprès de Swami Prajnapad, Graf Durkheim a pratiqué le zazen au Japon après ses études de philosophie en Allemagne, Lanza del Vasto a bénéficié de l’enseignement direct de Gandhi et de la lecture assidue de Thomas d’Aquin etc..)
Il n’y a pas de mysticisme hors sol.

 L‘emploi de techniques spirituelles communes
        Les dimension du corps  « la marque de l’ange » de Jacob (pratiques ascétiques, chasteté , pauvreté, marginalité sociale dont les exemples sont donnés par Saint Antoine conté par saint Athanase ou plus contemporaines les mortifications des indiens  tamouls lors de  marches sur le feu. Cette participation du corps allant jusqu’ à la stigmatisation (chez Saint François , Catherine de Sienne, Padre Pio) .Mais aussi l’importance de la  respiration ( yoga) de la prière de jésus dans l’hesychasme axée sur le souffle, le rythme musical ( le chant grégorien reflet du souffle divin)  
         La  répétition de gestes dans la pratique de  rituels (qui souvent font vivre des mythes) , dans les mantras de type « Om Mani Pame Hung » des thibétains ou la répétition du « Maranatha » »Seigneur viens » chrétien  [3] ou la pratique du  chapelet catholique, orthodoxe, bouddhiste, hindouiste, musulman qui est une constante
         La méditation sous ses différentes formes notamment orientales, la prière, la « lectio divina » d’Origène pour les chrétiens et la méditation des textes sacrés pour tous ; l’adoration du sacré cœur ou la vénération iconique,
          Le silence : « celui qui laisse le seigneur prononcer en lui une parole égale à lui même « (Philippe Charru, Etudes, mars 2007) et dont Madeline Delbrel écrit « le silence n’est pas évasion mais   rassemblement de nous même au creux de Dieu »(in la sainteté des gens ordinaires)

Des voies d’expérience singulières
Mais d’autres instances psychiques sont mobilisées dans la quête mystique
      La nuit : l’âme confuse est dans un entre-deux .Dans la négation de la lumière aveuglante du divin et de la misère humaine. L’âme est dans la nuit du rejet dont elle va progressivement s’émanciper par sa participation au principe .Mais elle est aveuglée par un éblouissement de l’entendement qui provoque la nuit. « Une nuit obscure » provoquée par la rencontre de deux extrêmes.
     
      La nudité  Pour progresser il convient de se dénuder complètement« Pour parvenir à être tout, Ne cherche à être quelque chose en rien »écrit de manière apophatique Saint Jean même si comme le soulignez Henri Laux (cf bibliographie p.43)le mode du tout et de la négation ne s’excluent pas
      Le désert . Intérieur ou extérieur (Saint Antoine, Charles de Foucault, les pères du désert) . Le désert est le lieu des rencontres avec le diable et avec Dieu. Il est le passage obligé pour sortir  d’Egypte.
        La souffrance .Elle est centrale pour le bouddhisme, causée par le désir sans cesse inassouvi .Elle peut être transfigurée comme l’écrit Julia Kristeva « on ne peut éradiquer la souffrance, mais il est possible de la traverser indéfiniment :en recommençant de nouveaux liens, langages, créativité, un autre rapport au temps-une sorte d e renaissance, de sérénité de joie »[4]
On peut se demander si cette expérience de la souffrance et  de la foi (dans ce qu’elle a de limite dans la rencontre du mal), cette traversée  initiatique et métaphysique  n’est pas le socle privilégié de transformation mystique tel que l’a vécu St Jean de la Croix dans sa prison.  Madeleine Delbrel qui puisait sa joie existentielle  dans la foi exprime magnifiquement cette valeur transformatrice  de la  souffrance par cette phrase « Il ne nous est pas demandé d’être fort aux moments de souffrance. On ne demande pas au blé d’être fort quand on le broie mais de laisser le moulin en faire de la farine » [5].
              L’action . C’est la thèse de Bergson qui privilégie le mysticisme chrétien) car il est couronné par l’action ce qu’il dénie aux autres mysticismes (oriental, grec) Mais un Gandhi n’apporte il pas la démonstration contraire à cette thése? L’action c’est aussi le  travail Comment faut-il vivre ? demanda Rilke à Rodin. Rodin, ce titan, lui répondit : En travaillant ! Saint Antoine travaille (il fait des paniers) Saint Paul travaille (il fabrique des tentes)Spinoza travaille ( il polit des verres) St jean de la Croix travaille (il bâtit des ponts)
                L‘autre. Le mysticisme le plus authentique est peut être relui du retour au réel quotidien que l’élan d’amour donne  (et non l’ascétisme érémitique) »Notre rapport au vrai passe par les autres .Ou bien nous allons au vrai avec eux ,ou ce n’est pas au vrai que nous allons » [6] écrit un Merleau Ponty ? C’est particulièrement juste pour un chrétien qui vient à Dieu par son prochain . Retour au réel que pratique un François d’Assise , une mère Theresa , une Simone Weil, une Madeleine Delbrel.

 Des modes de  restitutions originaux tenant à « l’indicibilité du mysticisme »  
Cette union de l’âme avec l’absolu est appréciée généralement de deux manières : extatique (en se projetant en quelque sorte en dehors de soi  ou en étant totalement réceptif comme une coupe qui se remplirait de la matière divine  ou de manière enstatique :c’est l’enstase Plotinienne :c’est à dire le retour de l’âme en elle même , en son centre que la lumière de l’Un irradie. C’est peut être aussi le royaume de Dieu qui est en chacun de nous que cite  Luc  XVII, 20-21) « Sachez le le royaume de Dieu est au dedans de vous. » Mais cette démarche « vers le dehors »ou par « le dedans » est en fait insécable  comme le note Saints Thérèse dans le Château Intérieur  « On dit que l’âme rentre à l’intérieur d’elle même et d’autres fois qu’elle s’élève au dessus d’elle même ; par un tel langage je ne saurai jamais
rien expliquer »[7] Le langage est partiellement impuissant a en rendre compte. »
il y a souvent chez l’écrivain mystique, un écart entre l’expression verbale et la réalité vécue  »note Jean Baruzzi dans l’introduction à l’encyclopédie des mystiques[8].                                                   Le rendu est donc souvent allusif, allégorique, symbolique, poétique. St Jean a ce titre est le saint patron de la poésie espagnole qui est un mode d’expression privilégié de restitution de l’expérience  mystique. Lorsque Madeleine Delbrel écrit un poème sur  la route spirituelle concluant «le but de la route montante est  le passage de la mort » elle rejoint Rainer Maria Rilke dans le « livre de la pauvreté et de la  mort » .[9] Et le Mémorial de 1654 de Pascal cousu dans son pourpoint est un cri mystique, loin de toute raison philosophique ; même sa forme physique est celle d’un calligramme d’Apollinaire. Car comment transmettre l’expérience profonde du silence, de la nuit, de l’extase de l’union divine avec les outils rationnels ? Le Tao Te King de Lao Tseu  dit l’impossibilité d’énonciation de « la voie » sans dénaturation de celle ci. Pascal qui assigne mieux que quiconque les places respectives de la foi et de la raison écrit « la dernière démarche de la raison, est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n’est que faible si elle ne va pas jusqu’ à connaître cela » (Pensées 220 Sellier) Et Platon déjà dans la République appelait à se méfier de la discursivité érigée en règle absolue de connaissance.
Henri Laux définit comme « mystique » le secret engendrement « d’une parole libre » .Qu’est à dire ?  Une parole qui est au delà des paroles usuelles, qui est le fruit d’écoute d’harmonies nouvelles qu’il veut faire entendre parmi des « paroles encombrées » Cette « parole libre »constitue  un tiers concept entre foi et philosophie..
Mais « dans le meilleur des cas la mystique est synonyme de l’indicible. » Jean Baruzi note que parmi les  mystiques beaucoup restent  sans doute cachés et mènent une vie inconnue .
« Mais le mystique parle par sa capacité à faire signe »et recomposer le quotidien.
.Au fond le mystique serait celui qui rassemblerait  en un même signe sa démarche, son union  principielle et la restitution de celle ci.Dans un au-delà de la raison commune.
Cet au delà de la raison philosophique peut aussi être une occasion pour la philosophie de se poser la question de sa rationalité elle même. Jusqu’à une date récente le modèle sous-jacent du discours rationnel était imprégné de logique formelle scientifique (Louis Althusser allait jusqu’à faire de Marx un marqueur scientifique assignant un horizon indépassable de la philosophie et sa fin : le marxisme ayant acquis le statut  de science).Mais la science est plurielle, pluri-rationnelle :la physique quantique n’abolit pas pour autant la physique newtonienne. Au fond, le mystique pose la question de l’ouverture de  la philosophie à des horizons nouveaux, différents, multiples, pluridimensionnels, situés entre raison et foi. La dernière ligne de défense d’une pseudo mono-rationalité semble être tenue par certains  psychanalystes qui ne  ne voient dans le mysticisme que des phénomènes qui sont « des accidents de nature névrotique ou mieux psychonévrotique à caractère hystérique » (Mais  l’expérience d’un Jean Joseph Surin au 17° siècle semble montrer néanmoins la fragilité de la frontière entre psychopathologie et mysticisme)

 Peut-on à partir de ces constats  mieux catégoriser les expériences mystiques?

L’emprunt de ces techniques et de ces voies que nous venons d’énoncer, au moins pour certaines d’entre elles, ne suffit pas pour définir le mystique. Car d’autres humains les  empruntent partiellement qui ne sont pas pour autant des mystiques ce qui confère au terme de mysticisme sous lesquels on les range trop rapidement son caractère polysémique

Deux exemples : peut on mettre en avant comme le fait  le « dictionnaire des mystiques » conduit sous la direction de Marie Madeleine Davy une mystique hippie( dont l’auteur de l’article a néanmoins prudemment fait suivre l’intitulé d’un point d’interrogation), celle ci se focalisant sur les expériences psychédéliques autour de la drogue et des états de « conscience altérée » qui étaient prônés par Timothy Leary. Bien avant lui  Rimbaud premier hippie « aux semelles de vent »  expérimentant les limites de la raison avait utilisé l’absinthe pour dérégler ses sens et écrivait : «Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens» [10]. Antonin Arthaud,  Michaud et bien d’autres ont conduit des expériences sous mescaline , ou autres psychotropes et plus récemment Carlos Castenada exaltait l’usage du peyotl[11]dans « l’herbe du diable et la petite fumée ».Peut on pour autant soutenir le caractère mystique de ces expériences ?
De même manière développer deux articles sur la  « mystique rosicrucienne » et la  «mystique maçonnique «  apparaît inapproprié au regard des typologies que nous avons mis en avant. Non que la franc-maçonnerie ne soit pas une  démarche spirituelle mais c’est une une gnose esotérique. Le dieu  impersonnel des philosophes déistes n’est pas celui des mystiques .Le mystique entre dans une relation personnelle fusionnelle alors que l’initié estime par la connaissance de lui même et par une progression graduelle pouvoir parvenir à un état de libération. Pour mettre en œuvre cette autosoteriologie le franc maçon exalte le « connais toi même » socratique et non « Que je Te connaisse pour que je me connaisse » de Saint Augustin. D’ailleurs le dictionnaire du franc maçonnerie de Daniel Ligou qui fait autorité dans ce domaine ne référence pas le terme de mysticisme mais  celui de « mystères »   en référence aux Mystères antiques.

Un poète, un écrivain, un homme d’action (Laurence d’Arabie) peut emprunter des techniques, des moyens créatifs, intuitifs, ou pratiquer des ascèses que des mystiques ont pratiqués  sans que cela suffise pour le qualifier de mystique. Etre au delà du rationnel,  en marge sociétal, dans un état  de conscience altérée, tenter de rendre compte d’expériences nouvelles souvent indicibles par la peinture, la poésie, par un au-delà du langage ne suffit pas a définir le mystique
Tout quêteur d’absolu n’est pas un mystique, tout élan extatique n’est pas suffisant pour le définir comme tel. Peut on ranger indifféremment dans la même rubrique Gurdjieff, René Guenon, Lanza del Vasto, le père Le Saulx, Arnaud Desjardin ?
Le mystique ,- comme le sable de la carriere et l’eau coule entre les doigts lorque’on veut le saisir.Pourtant il est bien là maisen mêm temps et en meme lieu dejà ailleurs.

BIBLIOGRAPHIE

·      H. Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion
·      Henri Laux : Le Dieu excentré
·      Madeleine Delbrel : Nous autres gens des rues
·      Jean Baruzi « De l’emploi légitime et de l’emploi abusif du mot mystique » in L’intelligence mystique,  Paris, Berg International Éditeurs
·      MM Davy : Encyclopédie des Mystiques
·      Encyclopedie Philosophique universelle.PUF. Les notions philosophiques
·      Dictionnaire critique de théologie . PUF
·      Yvonne Pellé Douel. ST jean de la Croix .Seuil
·      Daniel Ligou .Dictionnaire de la Franc maçonnerie PUF



[1] On sait depuis le romantisme et son emploi par Jean Jacques Rousseau que le terme mystique appliqué a des états non rationnels de conscience , exaltant la passion ou le sentiment , a fait perdre au terme toute consistance. 
[2] Jean Guitton. Article« Mysticisme ».Encyclopédie philosophique universelle. Notions philosophiques. PUF. Page 1711
[3] Saint Paul 1 Cor.16:1 Maranatha ! Le Seigneur vient !
[4] J Kristeva Cet incroyable besoin de croire  Bayard 2007, P145
[5] « Indicible amour » Centurion 1992 P.70
[6] Merleau Ponty cite par H Laux 
[7] Saint Thérèse L e chateur intérieur quatrième demeure ch3 &2.
[8] Jean Baruzi. « Introduction à des recherches sur le langage mystique »
[9] « O seigneur, donne a chacun sa propre mort, la mort issu de cette vie ou il trouva l’amour, un sens et la détresse »
[10] Lettre à Paul Demeny (dite « Lettre du voyant »)1871
[11] Les Enseignements de Don Juan: L'Herbe du Diable et la Petite Fumée