L’opposition entre dieu des philosophes et dieu des croyants puise
ses sources dans le tréfonds de la conscience occidentale pétrie de croyances
mythologique. C’est sur cet humus que vont croître deux forces en tension qui ont sans doute toujours existées car
elles sont de nature anthropologiques. Peu à peu elles vont s’affirmer se développer et parfois s’associer ou se
confronter : d’un côté le besoin la raison humaine d’appréhender la nature
du réel et l’origine des choses, besoin
qui va conduire à l’élaboration d’une théologie rationnelle et naturelle ;
et de l’autre, le désir naturel de Dieu présent au coeur de l’homme que la
révélation puis l’incarnation vont permettre de valoriser et d’accomplir .
C’est de cette tension entre logos et désir qu’émergera la double
figure de Janus du dieu des croyants et du dieu des philosophes.
1) Le
besoin de sens et la quête de la raison
Le besoin de sens, la quête de la vérité, la crainte de l’au delà,
préoccupent les hommes « jetés
là » dans l’existence suivant l’expression heideggérienne , confrontés à un
sort non choisi, abandonnés à eux mêmes.
Cette interrogation existentielle
permanente est rappelée dans la lettre
encyclique « Fides et Ratio » du souverain pontife Jean-Paul II
aux évêques de l’église catholique sur le rapports entre la foi et de la raison
« Qui suis-je? D'où viens-je et où
vais-je? Pourquoi la présence du mal? Qu'y aura-t-il après cette vie? Ces
interrogations sont présentes dans les écrits sacrés d'Israël, mais elles
apparaissent également dans les Védas ainsi que dans l'Avesta; nous les
trouvons dans les écrits de Confucius et de Lao Tseu, comme aussi dans la
prédication des Tirthankaras et de Bouddha; ce sont encore elles que l'on peut
reconnaître dans les poèmes d'Homère et dans les tragédies d'Euripide et de
Sophocle, de même que dans les traités philosophiques de Platon et
d'Aristote ».
Comme l’encyclique le
souligne cette préoccupation existentielle et ontologique constitue bien un
patrimoine commun à l’humanité qui n’appartient pas à la seule tradition judéo-
chrétienne. Mais les spiritualités orientales citées ici ont un point commun :
le bouddhisme, le jainisme, l’hindouisme ont certes une dimension philosophique
incontestée mais ont d’abord le plus
souvent des visées thérapeutiques. Avant d’être une recherche des causes premières de
l’univers et de son origine, elles visent à aider l’homme à réussir sa vie
terrestre et assurer son salut par delà le cycle des renaissances. Les spéculations intellectuelles quant à l’origine
des causes premières n’y sont pas prioritaires car l’homme ne leur semble pas outillé
spéculativement pour répondre à cette interrogation métaphysique. Jean Pierre
Schnetzler écrit que dans le Canon pâli,
le Bouddha est appelé le médecin (bhisakka) car il énonce : « Je n’enseigne que deux choses, ô disciples, la souffrance et la
délivrance de la souffrance ».[1]
L’aspect pratique de cette « médecine » prédomine sur l’aspect spéculatif
et hypothético- déductif. La question de la connaissance d’un dieu des
philosophes telle qu’elle se pose en occident a donc peu de sens dans ce
contexte.
Le taoïsme ou le confucianisme dont l’encyclique rappelle l’enseignement
millénaire enseignent d’abord une morale individuelle, familiale, sociale plus
qu’ils ne développent une métaphysique .
Cette tendance prédominante caractéristique des traditions
orientales ne peut être abusivement
forcée car rien ne serait plus faux que d’imaginer les philosophies orientales comme de pures philosophies de
sagesse qui seraient opposables à un
strict logos occidental ; d’une part elles visent une transcendance
salvifique, celle de la pure lumière au delà du cycle des renaissances ;
d’autre part la philosophie grecque», elle même comme le
souligne Pierre Hadot en citant Epicure est souvent une thérapeutique ayant
pour but de mener une vie bonne « notre
seule préoccupation doit être notre guérison » [2]. On peut
néanmoins soutenir qu’en réponse à la question universelle « qui
suis je et d’ou viens je ? » les penseurs orientaux - dont
beaucoup comme cela a été souvent souligné - ont vécu a la même période que leurs
homologues grecs ( Entre le 5 ° et 6° siècle av JC ont
vécu Socrate, Platon, Aristote, Confucius , Lao Tseu, Bouddha et peut être
Zarathoustra) Iont apporté des réponses qui ont plus pour vocation de résoudre
des problèmes existentiels liés au développement personnel de l’individu que
conduire des raisonnements ayant pour but
d’identifier la cause de l’univers, et l’origine de l’Être.
Car ce sont les philosophes grecs –et notamment Platon et
Aristote- qui vont effectivement tenter d’apporter des réponses rationnelles à
ces interrogations métaphysiques ; ce sont sur leur quête de la rationalité que
va s’articuler la pensée occidentale. Certes leurs prédécesseurs, (Thales,
Anaximandre, Anaximène, Anaxagore, Diogène,
Archélaos) - dont Saint Augustin synthétisera les différents apports en préambule de son jugement de Platon
dans le livre VIII de la « Cité de Dieu »,[3] tout comme
Aristote qui s’était livré au même exercice dans le livre 4 de la
Métaphysique [4] ont
développé des argumentations quant à une éventuelle cause première. Mais leurs hypothèses reposent souvent plus sur des a-priori
cosmogoniques ou des mythologies dont ils ont du mal à s’extraire que sur des démarches véritablement
discursives.
Avec Platon et surtout Aristote et leur tentative de quête
rationnelle du sens de l’univers et de ses causes premières, que va émerger véritablement la figure d’un dieu des philosophes enfanté par la raison. Comme
l’écrit Etienne Gilson « tout
chapitre de l’histoire occidentale …y compris la théologie naturelle.. commence
avec la Grèce. C’est aussi là qu’il nous faut rechercher les origines de notre
idée philosophique de Dieu »[5].
2) Le désir
naturel de Dieu
Parallèlement à cette quête rationnelle inaugurée par la
philosophie grecque, le besoin de Dieu, le désir naturel de Dieu selon la formule de Kant est une
donnée anthropologique.
Cette aspiration est ainsi exprimée par le psalmiste «Comme une biche se tourne vers les cours
d’eau, ainsi mon âme se tourne vers toi, mon Dieu. J’ai soif de Dieu, du Dieu
vivant »[6].
Car la raison ne comble pas
la béance ontologique vécue par l’être
humain. Le désir de Dieu est aussi irrépressible qu’irrationnel. Pourquoi ce
désir ? Est ce une anamnèse comme Platon le suggère ? S’agirait-il ainsi
du besoin de l’homme en exil de lui même qui tente de renouer le fil rompu avec
un dieu qu’il a connu et dont il est momentanément séparé ? « Au sujet de l'espèce d'âme qui est la
principale en nous, il convient d'observer que c'est Dieu qui la donne à chacun
comme un « daimon », c'est ce Génie dont nous avons dit qu'il habite
dans la partie la plus élevée de notre corps. Or, en vertu de son affinité avec
le ciel, cette âme, notre Génie, nous tire loin de la terre, car nous sommes
une plante non pas terrestre mais céleste. En effet, c'est du côté où, pour la
première fois, notre âme a pris naissance, que la divinité a suspendu notre
tête, qui est ainsi la racine de tout le corps »[7]. Saint
Augustin tout au long des Confessions partage cette intuition « Mais
où donc vous ai-je trouvé, pour vous connaître ? Vous n’étiez pas encore dans
ma mémoire, avant que je vous connaisse. 0ù donc vous ai-je trouvé, pour vous
connaître, sinon en vous, au dessus de moi ? »… « tu nous a fait tournés
vers toi Seigneur, et notre coeur est sans repos jusqu’à tant qu’il repose en
toi[8]
» et encore dans le chant dit « de la mélancolie »« Tant je
vous ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je vous aimée . C’est
que vous étiez au-dedans de moi, et moi, j’étais en dehors de moi ! Et c’est là
que je vous cherchais »[9]… « Qu’est ce donc qui luit
devant mes yeux par intermittences vient frapper mon cœur sans le blesser. J’en suis tout plein de frisson
et d’ardeur, de frisson dans la mesure où je ne lui ressemble pas, d’ardeur
dans la mesure où je lui ressemble »[10]
Ce désir naturel de voir Dieu est
aussi formulé par Saint Thomas d’Aquin dans la « Somme Contre les Gentils » :« Toute intelligence désire
naturellement la vision de la substance divine » et il ajoute que ce
désir peut être satisfait car «
un désir naturel ne peut être vain. Tout intelligence crée peut donc atteindre
la vision de Dieu malgré l’infériorité de sa nature » Pourquoi l’homme
fini a-t-il un sentiment d’attirance et d’appartenance à l’infini ? Ce « sentiment océanique »
qu’évoquait Romain Rolland dans une lettre adressée a Sigmund
Freud en 1927, expression définie par Pierre
Hadot comme l’expression du sentiment,
d’être une partie « d’une réalité mystérieuse et infinie » .[11]
Le cardinal de Lubac estimait ce besoin de
« sur- naturel » comme un désir naturel, car rien ne peut être
ordonné à une fin si cette fin n’est pas déjà ordonnée en nous. Il n’y a de
compréhension possible que si il y a déjà
une « pré-compréhension ».Il écrit « Dieu se révèle incessamment à l’homme, en imprimant incessamment
en lui son image ; et c’est cette opération divine incessante qui
constitue l’homme »[12]
Mais ce désir de dieu, éminemment provocateur pour la raison crée un soupçon que les temps modernes ont développé: car
cette aspiration n’emprisonne t-elle pas la nature humaine dans une sujétion de
l’homme à dieu qui empêcherait
l’existence humaine de se déployer librement ? C’est la nature de cet assujettissement aliénant qui est
dénoncée par Sartre « Même si Dieu existait, ça ne changerait rien. Non pas que nous
le croyons. Mais le problème n’est pas
celui de son existence ; il faut que l’homme se retrouve lui même et se
persuade que rien ne peut le sauver le lui-même, fût-ce une preuve de
l’existence de Dieu » [13]? Ou par
Freud , qui soutenant l’absence de réalité divine ne peut justifier cette
illusoire aspiration comme il l’écrit dans « l’Avenir d’une Illusion
» car pour lui l’homme obéit à une
logique du désir et non à une logique de
la vérité?[14] Ce
désir ne maintient il pas les individus
dans les illusions infantiles qui satisfont leurs besoins névrotiques ? Ce
questionnement qui court depuis la Renaissance serait selon Henri de Lubac cité par Jean Bernard Lecuit[15] responsable
de la déchristianisation depuis le 16 ° siècle du monde occidental.
Par ailleurs ce désir est il aussi originel que sa permanence le
laisse supposer, ou n’est il pas induit, subi, construit, notamment par
la société des hommes qui le met en forme collectivement?
Cette aspiration individuelle et « océanique »qui
échappe à la raison discursive va être organisée
par la mise en place d’une organisation collective des religions
« la religion est donc une
sorte de spéculation sur tout ce qui échappe à la science, et plus généralement
à la pensée distincte »écrit Emile Durkheim [16].Les
ethnologues et sociologues, montrent que sous différentes formes, cette organisation du sacré par les religions est une nécessité
de cohésion des groupes sociaux, comme le totémisme dans les sociétés primitives
analysé par Emile Durkheim et Marcel Mauss. Pour eux, les traditions spirituelles, les religions
et les pratiques ritueliques sont constitutives du lien tribal ou social.
Cette nécessité collective est telle
qu’elle modèle parfois - par le droit ou la coutume - l’organisation entière de
la société civile (dans la Rome antique, dans le judaïsme monothéiste, dans le
Moyen Age occidental, et même encore dans l’Inde contemporaine) Ainsi la
répression du christianisme dans la Rome antique est moins due à l’introduction
d’une religion nouvelle, dont les romains étaient coutumiers, qu’à son
incidence sur l’ordre social que les religions existantes contribuaient à
consolider ou dont elle s’accommodaient ( comme le culte de l’empereur par
exemple que les chrétiens refusaient de rendre) . Cette articulation entre
organisation civile et religieuse de la société va être évidemment être la
pierre d’achoppement dans la lente gestation qui conduit des société
religieuses aux société sécularisées. Ce
qui a pu faire écrire par exemple à Alexis de Tocqueville, chantre de la
démocratie en 1840, le texte suivant qu’un commentateur contemporain pourrait
faire sien. “Mahomet a fait descendre du
ciel, et placé dans le Coran, non
seulement des doctrines religieuses, mais des maximes politiques, des lois
civiles et criminelles, des théories scientifiques. L’évangile ne parle, au
contraire, que des rapports généraux des hommes avec Dieu et entre eux. Hors de
là, il n’enseigne rien et n’oblige à rien croire. Cela seule, entre mille
autres raisons, suffit pour montrer que la première de ces deux religions ne
saurait dominer longtemps dans des temps de lumières et de démocratie, tandis
que la seconde est destinée à régner dans ces siècles comme dans tous les autres ».[17]
Mais les nécessités d’organisation sociale n’épuise jamais
complétement l’explication du fait sacré :
car si le « mana » pour
Marcel Mauss est une force produite par la conscience collective, si la
partition symbolique entre profane et sacré pour Emile Durkheim explique la
source du religieux , si la religion
pour Karl Marx n’est que l’expression de processus économiques aliénants [18],si le désir de Dieu pour Michel Onfray n’est qu’une une
projection inconsciente qui vise a conférer à un plus qu’humain les attributs
que celui ci ne possède pas[19] , le
désir de Dieu résiste in fine à toute
réification et demeure indéracinable .
Il constitue un socle anthropologique qui
résiste à toute tentative de descellement. Il suffit pour s’en convaincre de
considérer l’échec de téléonomies
profanes de substitution, ou d’observer la résurgence instantanée du fait
religieux dans les sociétés que les
régimes politique s’étaient donnés pour objectif d’éradiquer. L’appel de ce que
René Otto nomme le « tout
autre » ( ganz andere ) est bien une donnée constitutive de « l’homo religiosus » qui perdure
dans l’espace et le temps. Dans son ouvrage «
le Sacré »[20]
René Otto a exprimé comme
constitutif de la nature humaine le rapport particulier entre l’homme et le
Tout Autre, cet irrésistible attrait pour le
« numineux » qui se
nourrit de mystère et de fascination ;
le sous titre de son ouvrage exprimant bien
ce lien : « l’élément non rationnel
dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel ».
Même si la sécularisation progressive de la société - tente de
faire oublier le caractère irréfragable
de cette aspiration, elle ne peut y parvenir totalement quels que soient les moyens
détournés ou les ersatz substitutifs déployés. Toute tentative d’éradication
laisse un creux difficile à combler. Marcel Gauchet a exprimé cette difficulté
dans le désenchantement du
monde »[21] (sa
sécularisation) ; pour lui le christianisme est la religion qui contient en
elle les causes de la sécularisation de la société qu’elle ne pourra plus
organiser en conséquence ; pour autant le désir de Dieu subsistera au cœur
de l’homme. « Sans doute même y a
t-il lieu de reconnaître l’existence d’une strate subjective inéliminable du
phénomène religieux, ou indépendamment de tout contexte dogmatique arrêté, il
est expérience personnelle »
L’opposition entre dieu de la
raison et dieu de la foi va naître dans ce creuset. D’un côté le besoin de
sens et de rationalité vont présider à l’émergence du logos grec, de
l’autre le désir irrationnel mais irrépressible de Dieu va se confronter à cette rationalité naissante.
B) LA CONSTRUCTION DU DIEU DES PHILOSOPHES ET
DIEU DE LA FOI
4- le long
chemin vers le dieu des philosophes
41 Les
« tâtonnements » de Platon
C’est dans la recherche d’une cause première que va se déployer la
quête de sens du logos grec. A l’inverse
de philosophes comme Annaxagore et Socrate qui ont inventé un finalisme- car
le monde est trop parfait pour qu’il n’ait pas été crée par un logos, il est
difficile de se former une claire idée
de la position platonicienne concernant le premier principe, cause de toute
chose. La forme dialoguée empruntée par
Platon exclut le développement d’un exposé systématique de sa doctrine. Ainsi
que les imprécisions de Platon lui - même (ainsi emploie t-il
tantôt le terme « dieu » au singulier
ou tantôt au pluriel). Saint Augustin souligne du reste cette difficulté d’appréhension « Comme il (Platon) affecte constamment de suivre la méthode
de Socrate, interlocuteur ordinaire de ses dialogues, lequel avait coutume,
comme on sait, de cacher sa science ou ses opinions, il n’est pas aisé de
découvrir ce que Platon lui-même pensait sur un grand nombre de points »[22]
L’arrière-monde platonicien, dans lequel les Idées représentent
l’essence des choses et qui exercent une fonction ontologique, paraît assez
irréaliste pour un esprit moderne. Mais un philosophe comme Jean François
Mattei invite aller plus loin dans la lecture de Platon en soulignant
la profonde originalité de cette
démarche peut être moins idéaliste et
plus rationnelle qu’on ne la crédite souvent.[23]
En effet l’intuition fondamentale de Platon résulte de l’étonnement- qui saisit
tout philosophe - de l’accord existant entre la pensée humaine et la réalité de
la matière à la fois origine et but de
cette pensée .Cette adéquation qui semble si naturelle ne va pas de soi même
pour les scientifiques contemporains. Car entre le monde matériel des objets et
l’esprit humain qui les pense il y a bien une passerelle qui les met en
relation, un arrière-monde peut être inspiré
des philosophes pythagoriciens qui estimaient que les principes des
mathématiques sont les principes de tous les êtres « car le ciel tout entier est harmonie et nombre » écrit également
Aristote.
L’être humain est partie
prenante d’une matrice intelligible qui le formate et en même temps lui donne
accès à l’Etre des choses. Platon certes ne met pas le monde en équation comme
le font les pythagoriciens avec les
nombres mais d’une certaine manière il le
met en adéquation avec les Idées.
Ainsi contempler pour un homme les valeurs (le Beau en soi, le Bien en soi) comme
idéal de vertu permet de se rapprocher
de l’Etre des choses, sans toutefois jamais l’atteindre totalement.
Platon soutient donc que ce
qui est impermanent et mouvant doit son intelligibilité à ce qui est invisible
et immuable : l’Idée. Cette conception devrait elle le conduire lui aussi à une cause première de toutes choses qui serait l’Idée des Idées,
un dieu créateur ? Il semble que Platon ne franchisse pas ce seuil : il
convoque bien un demiurge qui va ordonner le chaos initial par analogie avec
l’ordre des Idées mais son intuition de l’Un, d’un en - soi ultime n’est au
mieux qu’une dyade composée du Bien et
du Mal.
Ainsi lorsqu’on cherche à trouver le Principe ultime chez Platon,
une difficulté surgit. Il n’est pas là ou plus exactement il est partout. La
conception d’une divinité créatrice n’est jamais explicitée en une philosophie
ou une théologie naturelle. Le divin apparaît éclaté en une série de points de
vue entre lesquels Platon ne semble pas vraiment se soucier d’établir de cohérence : il
privilégie parfois le Bien, parfois les Idées, parfois l’Un, parfois le démiurge
du Timée. Il écrit pourtant « Tout
ce qui naît ,naît nécessairement par
l’action d’une cause, car il est impossible que quoi que ce soit puisse naître
sans cause »[24]mais
aussi « Quant à l’auteur et père de cet univers ,il est difficile de le
trouver et après l’avoir trouvé ,de le faire connaître à tout le monde ».[25]
On attendrait pourtant du mode de pensée platonicien qu’il conduise par
construction à un « grand
architecte », un premier Principe, créant et couronnant l’édifice conceptuel qu’il construit. Or la régression vers les
causes ne conduit pas chez lui –contrairement à Aristote- à une cause initiale
clairement identifiée.
Même lorsque Platon cite dieu - ou les dieux- il éprouve toujours le besoin de référencer chaque élément constitutif de son système à
un autre dans un mode de pensée circulatoire qui ne débouche jamais sur une transcendance absolue ou une cause
première originelle.
Le dieu de Platon est d’abord un dieu organisateur du chaos issu
d’une nature incréé « le dieu en
effet, voulant que tout fût bon et que rien ne fut mauvais, autant que cela est
possible, prit toute la masse des choses visibles qui n’étaient pas en repos
mais se mouvaient sans règle et sans ordre, et la fit passer du désordre à
l’ordre, estimant que l’ordre était préférable à tous égards »[26] .Hésiode
dans sa théogonie postulait déjà le même « Chaos ».
L’intuition d’un transcendant absolu pointe bien chez Platon. La
recherche du vrai, mouvement ascensionnel vers les Idées, répond à un besoin profond
de l'âme entière. L'accent du Phédon, du Banquet et du Phèdre est un accent
religieux, et le sage du Théétète, contemplant les Idées, donne l'impression de
se réfugier en Dieu. Mais la réalité ultime
d’un créateur ex-nihilo n’est pas au bout de cette montée vers l’Etre.
Ce qui manque semble t il au système
platonicien, c'est la vue d'un Transcendant qui soit une Personne, séparée,
infinie, créatrice.
Saint augustin reconnaîtra en lui un pré-chrétien qui s’ignore
.Opposant l’idéalisme de Platon aux philosophes essentiellement
matérialistes et naturalistes qui l’ont
précédé Augustin crédite Platon d’avoir référé le fini muable à l’immuable et
il fera de Platon une pierre angulaire du pré-christianisme.
Il écrit dans la Cité de Dieu :
« Ce qui me déciderait
presque à affirmer que Platon n’a pas été étranger aux livres saints, c’est la
réponse faite à Moïse, quand il demande à l’ange le nom de celui qui lui
ordonne de délivrer le peuple hébreux captif en Egypte: « Je suis Celui qui
suis », dit la Bible, « et vous direz aux enfants d’Israël: « Celui qui est m’a
envoyé vers vous ». Par où il faut entendre que les choses créées et
changeantes sont comme si elles n’étaient pas, au prix de Celui qui est
véritablement, parce qu’il est immuable. Or, voilà ce que Platon a soutenu avec
force, et ce qu’il s’est attaché soigneusement à inculquer à ses disciples. Je
ne sais si on trouverait cette pensée dans aucun monument antérieur à Platon,
excepté le livre où il est écrit : « Je suis Celui qui suis; et vous leur direz
: Celui qui est m’envoie vers vous »[27].
Mais in fine, si chez
Platon le principe immuable, proche d’un principe premier qui qui
préfigurerait le dieu des philosophes n’est jamais très loin, il n’est pas là.
42) le
principe premier d’Aristote
Si pour Aristote comme pour Platon la nature est également un
incréé, il contestera tant la conception de « l’Un » des
pythagoriciens que les Idées platoniciennes ; parmi de nombreuses contradictions il relève celle ci:
comment donc par exemple les Idées qui sont les substances des choses
pourraient elles séparées des choses ?
Le Dieu d’Aristote est un Principe . Tous les êtres sont « en puissance » et destinés à
aller vers lui qui est « acte pur ».Par régression infinie de l’ordre
des causes naturelles tout être humain peut parvenir à Dieu qui est en quelque
sorte le « terminus » de cette remontée conceptuelle.
Au livre E chapitre 1 de la Métaphysique, Aristote note : « […] s'il n'y avait pas d'autre substance
que celles qui sont constituées par la nature, la Physique serait science
première. Mais s'il existe une substance immobile, la science de cette
substance doit être antérieure et doit être la philosophie première ».
Aristote ajoute que la recherche qui doit être conduite prioritairement est
celle des causes premières car c’est la science de l’universel par excellence
et c’est l’universel que la connaissance scientifique doit viser .Notamment
parce que nous connaissons chaque chose seulement quand nous pensons connaître
sa première cause. Il affirme que « Dieu est une cause de toutes choses
et un principe ».[28]
L’existence d’un principe premier développé par Aristote, thèse qui sera reprise et développée par Thomas d'Aquin peut s'énoncer comme suit : si l'univers est compréhensible,
alors tout a une cause, la cause a elle-même une cause et ainsi de suite. Si la
suite
est infinie alors l'univers n'est pas
compréhensible, dans le cas contraire, il existe une cause ultime qui n'est
causée par rien et que l'on peut appeler Dieu.
Si à tout effet correspond une cause cette régression devrait être
sans fin mais dès lors l’univers comme l’indique Aristote « ne serait pas compréhensible ».Mais ce besoin
d’intelligibilité se fait il au prix d’un artifice logique ? Le biais introduit par Aristote est de faire de Dieu organisateur du mouvement un moteur du monde, un « moteur immobile », un acte pur actualisateur de l’ensemble
de ce qui est. Cette cause première extérieure au système initialise les autres mobiles qui sont toujours des
causes secondes. C'est le moteur non mû, la pensée suprême, la cause efficiente
et finale du monde. C’est le principe (Arche) nécessairement immuable et
immobile qui meut le sensible mobile et muable car dans le cas contraire il
serait lui aussi un principe second. . « L'Intelligence
suprême se pense donc elle-même… et sa Pensée est pensée de pensée ». Ce
n'est pas un Dieu personnel et providentiel mais le principe premier, la
première cause. Il n'est pas créateur mais cause logique. Dieu ou le premier
moteur est absolument transcendant, de sorte qu'il est difficile de le décrire
autrement que de façon apophatique par rapport à ce que les hommes ne sont pas.
Le monde d’Aristote (comme celui de Platon) a toujours existé; c’est un monde
nécessaire et éternel. Le Dieu d’Aristote est un dieu accessible à la raison. La figure du dieu des philosophes prend véritablement
forme avec Aristote .C’est ce principe
premier qui produira en écho lointain cette phrase de Voltaire annonciatrice
des déismes du 18° siècle « L'univers m'embarrasse, et je ne puis
songer que cette horloge existe et n'ait pas d'horloger." (Voltaire, Poésies)
Dans la conception d’Aristote, cet horloger n’est pas celui qui crée
l’horloge ; il est celui qui la remonte pour lui donner le mouvement.
La raison commune se refuse généralement à considérer que le monde
puisse exister sans qu’une cause l’explique. Avec Aristote cette cause va
constituer le fondement philosophique
d’une théologie rationnelle. L’union longtemps différée du principe
premier philosophique avec la notion de dieu s’opère. Le premier moteur
aristotélicien est aussi le dieu suprême.
Mais conçu et connu, jusqu’à la contemplation par
l’intelligence, ce dieu demeure impersonnel et lointain, peu préoccupé du sort des hommes et encore moins de leur
salut. Comment aimer le dieu d’Aristote si lui même ne nous aime pas ou si nous
lui somme indifférents ? La difficulté de la philosophie grecque - dont
Aristote est un parachèvement- est d’expliquer l’origine des choses à l’aide de
principes considérés eux-mêmes comme des
choses. Ce dieu-concept s’explique à l’aide d’autres concepts. Or ceux-ci se
révèlent impuissants- car ce n’est pas leur pouvoir - à ouvrir à la transcendance.
Le parcours du philosophe vers le dieu de la raison est donc limité par son impuissance
à dépasser des concepts forgés par la raison, sauf à retomber dans des
croyances mythologiques dont tous ses efforts ont eu pour but de s’abstraire. C’est
ce mur de verre que le dieu des hébreux va permettre de briser.
5) Le dieu
de la foi des Hébreux et des chrétiens
L’histoire occidentale montre – et les
fouilles archéologiques de Mari (Turquie)
l’attestent- que des divinités étaient honorées
sous différentes formes près de 5000 ans
avant notre ère. Ce sera le cas en Egypte, en Grèce évidemment et à Rome qui a procédé
en quelque sorte pour prendre une expression moderne à un « copier-coller »
du panthéon grecque. Tous ces dieux avaient des utilités pratiques (pour hâter la fécondité, faire fructifier les récoltes, lutter contre
la maladie, stimuler l’amour).A chacun était attribué un domaine supposé d’efficacité et il était invoqué en fonction des besoins. Le cas échéant, on n’hésitait
pas à importer des dieux étrangers si on les supposait plus efficaces que les dieux locaux. Saint Paul souligne
même l’existence à Rome d’un temple élevé au dieu inconnu : « Quand je parcours vos rues, mon
regard se porte en effet souvent sur vos monuments sacrés et j'ai découvert
entre autres un autel qui portait cette inscription: "Au dieu
inconnu". »[29]
La philosophie rationnelle née en Grèce provient, non d’une lente évolution de ces croyances, mais
d’un effort de la raison s’en extirpant avec vigueur. Mais elle en conservera
longtemps les traces comme la mer garde la trace dans ses eaux d’une rivière qui
poursuit avec force son cours avant que les flots se mêlent. Ainsi Platon fait intervenir dieux
et déesses dan ses dialogues mais les utilisent comme support dialectique de
ses démonstrations. « Car la
mythologie est le premier pas sur le chemin de la vraie religion ; elle est par essence
religieuse » : c’est la thèse soutenue par André Gilson [30]
qui estime que la philosophie grecque « ne
peut pas avoir émerge de la mythologie par un quelconque processus de
rationalisation progressive » Si l’on devait tracer des filiations,
le dieu de la foi qui deviendra celui des hébreux et des chrétiens,
apparaîtrait comme une poursuite, un dépassement
et un
accomplissement des mythologies et des religions antiques. .En revanche
le « dieu – concept » d’Aristote fonde un développement nouveau dans
l’histoire de la pensée mais comme nous l’avons indiqué, il s’enraye en chemin
car les arguments développés par la raison butent sur le mur de l’inconceptualisable.
Le dieu unique des Hébreux date de l’exil à Babylone écrit Régis Debray.
La catastrophe serait la mère du monothéisme[31].Ce n’est
à partir du deutéro-Isaie qu’est affirmée la croyance en un seul dieu. Car comme le souligne
Thomas Römer[32] Jahvé
fut précédé de « El » et même accompagné d’une parèdre « Aresha »,
et sans doute aussi d’une cour de déesses et dieux inférieurs dont on fera
ultérieurement des anges. Jean Soler souligne que « nulle part Iahvé se présente comme le seul Dieu existant ».[33]
Jusque là il était demandé aux hébreux de préférer leur dieu aux autres avant
qu‘il leur soit demandé de ravaler ceux ci au rang d’ idoles . Car
chaque peuple avaient son
« Elohim » qui le protégeait. Le prophète Michée au 8° siècle
avant notre ère l’indique clairement « Tous
les peuples marchent chacun au nom de son dieu (de son Elohim) et nous nous marchons au nom de Iahvé
notre dieu, pour toujours et à jamais »[34]
. L’ouverture du deutéronome consacre cette monolâtrie « Ecoute Israël, Yahvé est notre Dieu, Yahvé est UN » .Ce
qui caractérise ce Dieu des hébreux c’est
d’abord l’évidence conceptuelle de son existence dont il ne sera jamais douté –
existence dont par ailleurs il va
fournir maintes preuves concrètes à son peuple. Ensuite c’est l’Alliance nouée
avec ce même peuple - alliance qui là non plus n’est pas un fait nouveau au
Moyen Orient : déjà le dieu Assur avait conclu une alliance avec son peuple les
« assyriens « qui donnèrent son nom à leur capitale Assur. Bien des
mythes bibliques (création, déluge) seront également repris de textes
antérieurs comme l’épopée de Gilgamesh. De la même façon que le logos grec s’était extirpée
de la mythologie antique pour permettre à la raison de ses déployer, le Dieu
des juifs n’est pas né ex- abrupto. Il va s’extraire peu à peu du terreau
mythologique oriental et permettre à la foi juive de s’épanouir de manière
originale et spécifique. Car le Dieu des hébreux a des spécificités : c’est un être qui se révèle
directement aux hommes ou par l’intermédiaire de prophètes, c’est un être qui intervient dans la vie concrète des hébreux
et passe des « accords »avec eux, c’est un créateur qui a la puissance de produire
« ce qui est ».Le dieu de la foi est né.
Les deux mouvements (philosophique pour la Grèce et religieux pour
Israël) presque en parallèle temporel s’extirpent tous deux d’un passé originaire mythologique – car rien ne
naît de rien comme le soutenait
Lucrèce (ex nihilo nihil fit)
Du logos grec émergera une
théologie naturelle qui va évoluer, s’enrichir et perdurer jusqu‘à nos jours.
Dieu est un principe mais on ne parle pas à un Principe : on le pense. Acte
parfait, source infinie de productivité il est a- perçu par l’Intelligence
jusqu’ à la « contemplation » mais il reste impersonnel, non préoccupé du sort des hommes.
De la foi juive naîtra une
théologie de la révélation puis de l’incarnation chrétienne qui marquera en
retour la philosophie occidentale. Dieu est un être personnalisé, rencontré,
éprouvé, qui entre avec les homme dans une alliance et une relation
privilégiée, que l’on pourra même appeler « Père » et qui offrira aux
hommes leur salut en la personne de son fils.
Dieu de la Raison d’un côté opposé au Dieu de la foi de l’autre? La philosophie
scolastique va tenter de concilier ces deux approches apparemment contradictoires.
6) La
philosophie scolastique : la rencontre du dieu des philosophes et du dieu
de la foi
La synthèse entre ces deux origines de pensée ne va pas de soi et
Saint Paul va être un de premiers à en faire l’expérience lorsqu’il est amené à
parler devant les philosophes d’Athènes comme le rapporte les Actes des Apôtres[35]. Car
les notions de créateur, de salut, de révélation, d’incarnation et évidemment
encore plus de résurrection sont évidemment étrangères au monde grec et
semblent autant de défi à la raison. Quand Paul présente aux Athéniens cette religion
nouvelle (dont les grecs étaient friands), qu’il leur demande de reconnaître un
Dieu créateur du monde et des hommes, d’admettre la parenté entre ce Dieu et les hommes« car nous sommes de sa race » et de proscrire les idoles,
il bénéficie d’une écoute attentive, sinon convaincue. Mais lorsqu’il leur
annonce que le temps du jugement dernier approche et sera conduit par celui qui
a « ressuscité
d’entre les morts » son plaidoyer ne convainc plus et fait fuir ses
auditeurs « Au mot de résurrection
des morts les uns se moquaient, d’autres déclarèrent : « nous
t’entendrons la dessus une autre fois ». C’est ainsi que Paul
les quitta ». Les grecs ne sont pas disposés à faire ce saut dans la foi, qui implique un
« lâcher-prise »de la raison que Tertullien énoncera deux siècles
plus tard dans une apophtegme célèbre« Le Fils de
Dieu a été crucifié : je n’en rougis pas, parce que c’est à rougir. Le
Fils de Dieu est mort : c’est d’emblée croyable, puisque c’est
inepte ; enseveli, il a ressuscité : c’est certain, parce que c’est
impossible ».
La question du rapport entre foi et raison va donc être primordiale
dés l’antiquité et Saint Augustin à la charnière de l’antiquité et du Moyen Age ne l’élude évidemment
pas.
Marqué par la philosophie de Platon et de Plotin (car il ne connaissait pas Aristote) Saint Augustin cherche à
concilier le platonisme et la religion chrétienne en associant foi et la
raison. Pour lui la foi, adhésion de l'âme, précède l'intelligence, sans toutefois
s'opposer à la raison. Elle permet de saisir les premiers principes.
La
raison, faculté discursive, complète la foi car pour Saint Augustin, on ne peut
croire sans comprendre. Mais pour lui, in fine le salut ne dépend que de la
grâce de Dieu (à ce titre il inspirera la Réforme et les Jansénistes, dont Pascal.)
On le voit Augustin est dans la tradition platonicienne alors que les
médiévaux scolastiques vont découvrir par l’intermédiaire d’Aristote que Dieu
est un « acte pur » et que tous les être en puissance sont destinés à
aller vers Lui. Les arguments aristotéliciens déistes repris et développés à
cette époque vont former la trame du débat philosophique sur la nature divine
car il est vital de prouver l’existence de Dieu pou réconcilier fidéisme et
rationalité.
Argumentaires conceptuels
·
L’argumentaire ontologique. C’est un des plus connus. Développé initialement par Saint
Anselme de Cantorbery au 11° siècle il repose sur l’argument que rien de plus
grand ( ou parfait chez Thomas )que Dieu ne peut être pensé par l’esprit humain
et que ce concept ne peut relever de la seule raison sans participer de l’existence
car si ce n’était pas le cas ce serait contradictoire avec l’idée même « que rien de plus grand ne puisse être pensé ».Il serait donc irrationnel
de nier l'existence de Dieu, puisque ce serait soutenir une contradiction
logique. Cette argumentation est contestée par saint
Thomas (comme elle le sera ultérieurement par Kant) ; Thomas soulignant
que l’argumentaire repose sur l’idée que nous nous faisons de Dieu qui peut
être inadéquate tout comme le concept de
perfection.
·
L’argumentaire cosmologique .Saint Thomas d’Aquin le reprend à Aristote en assimilant le dieu
aristotélicien au dieu chrétien , soutenant comme lui qu’une régression à
l’infini des causes est impossible et que par conséquent il doit exister un premier
moteur qui ne soit pas second ( Dieu étant pour Thomas une cause
« hiérarchique » (ou logique ) et non « linéaire »(ou temporelle)
ce qui l’amène à considérer que le monde
dépend pour son existence non seulement d’un acte initial de création par Dieu
mais aussi de son maintien continuel . Les idées de premier moteur, première
cause ou encore « être
nécessaire » (opposé à ce qui est contingent) sont proches chez Thomas
et aboutissent à un concept de Dieu-principe que les philosophes ne renieraient
pas.
·
L’argumentaire du dessein .Il vise à prouver pour Thomas l’existence de Dieu car tous les
corps de la nature réagissent pour parvenir à la fin qui leur est assignée (et
dont eux même sont inconscients lorsqu’ils ne sont pas des humains). Un ordre
de choses les conduit accomplir en finalité ce pour quoi ils sont crées car un
but est assigné par un « être
connaissant et intelligent », la finalité poursuivie étant l’œuvre perpétuelle
de Dieu. Comme nous le verrons cet
argument actualisé semble pertinent aux scientifiques contemporains sous sa
forme déiste.
D’autres approches de Dieu moins conceptuelles sont développées à l’époque médiévale.
Argumentaires sensitifs
·
L’approche par l’analogie de l’être. Pour Saint Thomas et les dominicains il y a une certaine identité
de rapport entre l’homme et Dieu nommé « Père » par exemple. Identité
que chacun entretient avec son père biologique et le rapport que l’homme
entretient avec Dieu son père spirituel.
Il s’agit bien d’une analogie de rapport entre le termes et non d’une
similitude entre eux.
Mais les
franciscains et Bonaventure en revanche soutiendront l’univocité de l’être car
l’attitude dominicaine comporte un risque évident de réduction anthropologique
de Dieu.
·
L’approche par la nature. Contrairement à Augustin pour qui Dieu est dans l’âme et dans l’intériorité, pour les franciscains et
Bonaventure, le créé est une assomption et la création est une icône de Dieu. Si
pour Platon la terre est une mère, pour Saint
François la terre est une sœur. C’est une théophanie .Le Cantique des
Créatures (ou Cantique du Soleil) de Saint François marque bien cet attachement
au créé révélateur de Dieu « Loué sois tu, mon Seigneur, avec
toutes tes créatures, spécialement, monsieur Frère Soleil, lequel est le jour, et
par lui tu nous illumines, et il est beau et rayonnant avec grande splendeur de
toi, Très Haut ,il porte la signification. Loué sois tu mon Seigneur par sœur
lune et les étoiles » La création parle de Dieu et Dieu parle à la création. Et tout comme
la nature, les stigmates de François montrent que la chair humaine peut être le
réceptacle de Dieu et parler de lui. Pour les franciscains la nature en queque
sorte est enchantée.
·
L’approche par la révélation . La philosophie médiévale va rajouter à la théorie
aristotélicienne une idée évidemment absente :
celle de la révélation ; c’est l'idée que nous pouvons non seulement connaître Dieu par la pensée
mais aussi le découvrir par la révélation. Pour Bonaventure et les franciscains la révélation est la voie qui permet
d’assurer une similitude de proximité de
l’homme avec Dieu (Cette démarche deviendra ultérieurement une voie empruntée
par le protestantisme).Il y a deux révélations : l'Écriture et la révélation
intérieure. Cette quête intérieure conduira parfois à un certain mysticisme au
XIII° siècle (Maître Eckhart) en réaction à la trop grande prégnance du dogmatisme scolastique.
·
L’approche par le don. Le corps stigmatisé et souffrant de François parle du corps souffrant du Christ. Il est dans le
« non agir » (proche de la philosophie hindoue), pur réceptacle en
attente du don de Dieu. Les franciscains développent une théologie de la pauvreté et de la donation afin de pouvoir tout
attendre de Dieu par qui on ne peut être comblé si l’on n’est pas soi même
totalement démuni. Pour les franciscains (Bonaventure) l’être de Dieu est le
don. Dieu « déborde » de lui même en quelque sorte. C’est une
rupture importante avec le dieu - concept des philosophes car cela marque le point extrême de la relation
entre Dieu et l’homme, relation voulue par Dieu, recherchée par l’homme. Le don
est la source de l’Etre .La donation s’intègre dans l’être. Il n’y a pas d’Etre
sans donation d’être. Jean Luc Marion au 20° siècle dans son ouvrage
« Dieu sans l’être » au titre parfois mal interprété le
souligne : Dieu n’est pas le dieu
des philosophe aristotéliciens, celui de
l’être pur qui est en même temps pur concept, c’est celui de l’être et du don
indissociables ; un « Don- Etre » .
En synthèse l’approche Foi /Raison est bien explicitée par Saint
Thomas qui situe la sienne entre « intellectus » et
« ratio ».Le ratio est un mode discursif situé dans l’intelligibilité
qui permet de connaître les objets finis ; l’intellectus en revanche est
une capacité d’intuition qui permet d’accéder aux vérités divines que la raison
ne peut atteindre seule. La pensée humaine est un va et vient dans cet espace intermédiaire
entre les deux approches, une sorte de tâtonnement itératif et progressif dans
un clair obscur qui s’illumine peu à peu. Le dieu des philosophes et le dieu
des croyants ont partie liée.
Un extrait de la lettre encyclique « Fides et Ratio » de
Jean Paul II pourrait servir de commentaire
à cette période scolastique : « la foi et la raison sont comme les
deux ailes qui permettent à l'esprit humain de s'élever vers la contemplation
de la vérité. C'est Dieu qui a mis au cœur de l'homme le désir de connaître la
vérité et, au terme, de Le connaître lui-même afin que, Le connaissant et
L'aimant, il puisse atteindre la pleine vérité sur lui-même ».
A la période scolastique le christianisme
s‘enrichit de preuves qui tentent d’attester l’existence et la pertinence d’un
principe créateur. Jamais la raison n’a autant complémentée la foi.
Mais même si des preuves
« naturelles » complètent les arguments philosophiques déployés ceux ci ne prouvent toujours pas que le créateur
du monde est omnipotent, omniscient, bon ; que ce Dieu recherché est bien celui
d’Isaac, d’Abraham de Jacob et que son fils incarné et ressuscité apporte le salut aux hommes. Nul
théologien scolastique par exemple (Anselme, Thomas, Bonaventure) ne peut soutenir l’existence de la Trinité à
partir de la preuve ontologique.
D’une certaine manière tous les
arguments permettant au dieu de la raison se consolident sans que pour autant
des appuis irréfutables au dieu des croyants soient apportés. Certes le dieu
des philosophes et le dieu de la foi ne s’excluent plus, se sont rapprochés car
l’un n’empêche pas d’accéder à l’autre mais ils ne se sont pas confondus.
C’est de cette impossibilité
conceptuelle que Descartes et Pascal vont tirer des conséquences radicales et
opposées
7) Pascal
et Descartes ont - ils le même Dieu ?
Le face à face entre Pascal et Descartes constitue sans doute le
nœud le plus significatif d’inflexion radicale en ce qui concerne la relation
entre Dieu de la foi et dieu des croyants, et ce, sans doute à l’insu des deux
protagonistes, car ce sont les conséquences ultérieures qui seront tirées de leur position méthodologique réciproques qui
créeront la rupture plus que le fond du débat lui même. Car opposer Pascal et Descartes sur la problématique
du dieu des philosophes et du dieu des croyants semble à première vue
paradoxal. Car tout semble les rapprocher : tous deux sont des scientifiques, tous deux sont chrétiens, tous
deux sont métaphysiciens, tous deux sont anti-libertins, tous deux ont connu
une nuit mystique, tous deux s’attachent passionnément à connaître Dieu.
Pourtant les approches du divin déployées par l’un et l’autre vont
les opposer et contribuer à créer les motifs qui permettront aux penseurs des siècles
ultérieurs en s’appuyant sur Descartes de
justifier la séparation radicale entre dieu des philosophes d’un côté et dieu
de la foi de l’autre. Même si Descartes n’a pas imaginé une postérité contraire à sa foi chrétienne, car on pourra
considérer le rationalisme cartésien à l’origine de l’athéisme moderne, il est
un fait qu’il en a permis l’émergence en inspirant d’une certaine manière l’époque
moderne où toute connaissance va être référée à l’homme plutôt qu’à Dieu. Apres
que raison et foi se soient affrontées dans l’antiquité dans le dialogue entre Jérusalem
et Athènes, après que les scolastiques aient tenté de concilier ces oppositions
en mettant la raison au service de la foi, le XVII ° siècle avec Pascal et
Descartes va à nouveau disjoindre raison
et foi – et ce de manière suffisamment vivace pour que cette séparation se
pérennise jusqu’au 20° siècle
Pour Descartes la nature résulte d’un enchaînement infini de causes et d'effets et il voit Dieu premier mouvement créateur de cette chaîne causale. La
nature est accessible à la raison
déductive. Car sa rationalité tient à des lois que Dieu a établies et qui
correspondent à notre pensée, qu’il a lui même crée. Et la philosophie en est
le support, ce dont il ne fait pas mystère
dans l’introduction aux Méditations adressée à « Messieurs les
doyens et docteurs de la faculté de théologie de Paris » : « j’ai toujours estimé que ces deux
questions , de Dieu et de l’âme, étaient les principales de celles qui doivent
plutôt être démontrées par les raisons de la philosophie que de la
théologie ». Le fondement de toute connaissance devient pour lui le fait de penser lui même, le cogito.
Descartes opère ainsi un véritable
renversement de la pensée en anthropologisant la question de Dieu. Désormais la
découverte de Dieu ne s’opère plus par la voie cosmologique mais par l’homme. Le monde n’est plus, comme à
la période scolastique qui avait
privilégiée l’analogie, le signe de Dieu. Car le « cogito » est la pierre angulaire sur laquelle
progressivement les pensées peuvent s’articuler et se développer. En effet même
si je doute de tout méthodiquement, y compris de mon propre
doute, « je » ne peux évacuer que je doute de tout, donc je
pense comme existant. Et c’est sur le socle irrécusable et fondamental de ce
« je » existentiel dont on ne peut douter, que peut se bâtir toute pensée cohérente. Ce bouleversement
inouï introduit par Descartes divinise l’homme de manière profane en le faisant
maître de son propre destin en tant que « je suis ». Il ouvre les temps
modernes de consécration du « je ». Gabriel Marcel par exemple critiquera Descartes qui enferme le moi dans sa propre coquille : le « je pense donc je suis » est
un carcan qui est un handicap majeur essentiellement pour une relation possible
à autrui qui d’une certaine manière « n’est plus »)
Descartes affirmera qu’il
n’ y a qu’une seule méthode pertinente d’approche du réel, quel qu’en soit l’objet (contrairement
à Aristote qui assignait à chaque objet sa méthode) : cette méthode unique
est une réduction du réel à un modèle dont l’idéal est la preuve mathématique «ceux qui cherchent le droit chemin de la vérité
ne doivent s’occuper d’aucun objet sur
lequel on ne puisse avoir une certitude aussi grande que celle de démonstrations
de l’arithmétique et de la géométrie [36]».
Le savoir non humain, et d’abord celui qui relève de Dieu et de la
révélation, dépend non de la logique et du raisonnement, mais de la seule volonté humaine d’y accéder « Cela ne nous empêche pas néanmoins de
croire « croire ce qui a été objet
de la révélation divine est plus certain
que n’importe quelle connaissance :la croyance qu’on lui témoigne portant dans
tous les cas sur des choses cachées, ce n’est pas un acte de l’esprit mais de
la volonté)[37].
Même si le recours à la seule raison humaine, posée comme réfèrent
absolu, va être utilisé pour notamment justifier,
voire « panthéoniser » le dieu des philosophes ( comme « être
suprême par exemple à la révolution française) il serait erroné de voir en Descartes
un tenant du déisme. Il écrivait à
Mersenne, le 15 avril 1630 : « J’estime
que tous ceux à qui Dieu a donné l’usage de la raison sont obligés de
l’employer principalement pour tâcher à le connaître et à se connaître eux‑mêmes¨
Pour lui, ce dieu est celui des chrétiens, aussi bien dieu des savants que des
croyants. Mais raison et foi qui ne s’opposent pas, relèvent
de deux ordres différents et hétérogènes car « l’incompréhensibilité » de Dieu ne peut s’accommoder que de la
seule théologie révélée.
Pour Pascal en revanche, il y a une confluence naturelle de la foi
et de la raison et il va s’insurger contre Descartes « je ne puis pardonner à Descartes, il aurait bien voulu dans
toute sa philosophie pouvoir se passer de Dieu ; mais il n’a pu s’empêcher
de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement ; après
cela il n’a plus que faire de Dieu »[38] .En synthèse il juge cruellement « Descartes inutile et incertain »[39].
Car pour Pascal les preuves métaphysiques de l’existence de Dieu
sont sans intérêt si le but fondamental poursuivi n’est pas le salut de
l’homme, salut que seule la révélation apporte et non l’orgueil de la raison. L’intelligibilité
du christianisme ne peut être déconnectée comme le fait Descartes de la raison, car la révélation éclaire tous
les problèmes philosophiques d’une lumière nouvelle et oblige l’homme à se situer :c’est
la philosophie qui devient tributaire de la révélation dans l’apologétique
pascalienne.
Le texte du Mémorial ci après éclaire bien cette ligne de fracture
entre le dieu des philosophes et le dieu
des croyants
« Feu
«Dieu
d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob»
Non
des philosophes et des savants
Certitude.
Certitude. Sentiment. Joie. Paix
Dieu
de Jésus Christ »
Ce court texte du mémorial de Pascal (25 lignes au total ) écrit dans la nuit du 23 novembre
1654, qui aurait été inconnu si un domestique, ne l’avait découvert cousu dans son pourpoint
, est significatif d’une manière de penser et croire singulières . L’opposition faite ici entre le « dieu
des philosophes et de savants » et le « dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de
Jacob » qui est « le Dieu de Jésus Christ »
est claire. L‘invocation n’est pas
adressée à un principe créateur désincarné aristotélicien ou un « dieu des croyants » (qui
serait un être suprême innomé) mais au
Dieu des chrétiens. Rupture avec les savants – que Pascal lui même est par ailleurs. Au dieu abstrait
des philosophes, clef de voûte présumée d’un système rationnel, Pascal veut opposer
un Dieu vivant qui se manifeste, qui conclut une alliance avec les hommes et
qui s’incarne, un Dieu personnel qui s’inscrit dans l’histoire en se révélant.
Pascal n’est pas dans
l’ordre de la raison, mais dans celui du
ravissement et de la certitude
d’appartenance au « Feu »
ardent qui le brûle de joie provoqué par ce Dieu qui lui confère « Certitude, Sentiment, Joie,
Paix ». Plus loin, Pascal n’évoque pas plus l’adhésion intellectuelle
à un principe créateur, mais à un Dieu- Christ qui « se conserve par voie
enseignée par l’Evangile » Cette inclination l’entraîne à « une renonciation totale et
douce » à tout ce qui n’est pas « soumission
totale à Jésus Christ ». La référence au prologue de Jean, « le monde ne t’a point connu mais je t’ai connu »[40], fait
place à l’exaltation « Joie, Joie,
joie, pleurs de joie » mais aussi à l’anxiété de l’abandon de
Jésus «Je m'en suis séparé: Dereliquerunt
me fontem aquae vivae. (Ils m'ont abandonné, moi, la source d'eau vive) et
à cet appel « mon Dieu me quitterez
vous ? » qui en rappelle un autre [41]
car Pascal lui aussi s’est écarté
de Dieu. Ce mélange forme un écrit
lyrique comme une ode qui prend
une forme graphique inusuelle qui s’apparente par sa disposition à un
calligramme apollinairien. A sa lecture
on pourrait conclure que Pascal est entraîné par un sentiment
puissant d’exaltation. Fond et forme inextricablement mêlés .Ce cheminement
hors du raisonnement hypothético-déductif pourrait justifier une annotation d’Emile Brehier introductive à
son chapitre sur Pascal : « Pascal
(1623-1662) n’est pas un philosophe : c’est un savant et un apologiste de la
religion catholique ».[42]
Ce texte du mémorial constitue la
borne qui marque clairement la rupture
entre Dieu des croyants et Dieu des philosophes. Cette rupture est finalement
indépendante des croyances réciproques de Descartes et Pascal mais résulte de la « méthode » employée car
pour Pascal la révélation questionne l’ensemble de la réflexion humaine. Suivant
la voie choisie les démarches
philosophiques ultérieures conduiront au
théisme ou au déisme.
B) OPPOSITION, CO -EXISTENCE OU COMPLEMENTARITE
8) Les
prolongements modernes de l’opposition
Kant après Hume va contribuer à développer cette opposition car
pour lui Dieu reste un concept que l’homme n’a pas la capacité de penser. Il
relève de la croyance. « J’ai du supprimer le savoir pour lui
substituer la croyance »[43].Et
donc chacun reste libre de ses choix spirituels : rien ne conclusif ne
pouvant être démontré du point de vue de la raison spéculative. Même, si sur le
plan pratique, Kant considère que la religion à une fonction éducatrice et
moralisatrice qui est bénéfique (c’est bien d’ailleurs la place que Napoléon
assignait à la religion). Kant pense le monde comme une téléologie c’est à dire
que la nature possède en elle sa propre fin et se développe en fonction de
celle ci. En chaque chose réside une désir d’accomplissement, que Nietzche au
19° siècle qualifiera comme une volonté de puissance « essence la plus intime de l'être ».Il y donc un principe
organisateur qui est une force interne au monde ; mais n’est ce pour
autant un dessein d’un dieu sous jacent et caché qui conforterait l’argumentaire du dessein de Saint Thomas
D’Aquin ?
Durant le 18° siècle le dieu des philosophes des Lumières va
s’imposer, et présider même à la révolution française, le dieu révélé des
croyants (et donc de l’église catholique) étant suspect de servir l’ordre
établi. Voltaire comme Rousseau qui exalte dans le « Vicaire Savoyard »
la piété de la religion naturelle que tout homme devrait suivre, inspireront
Robespierre pour bâtir son « culte de la Raison et de l’Etre
suprême » point d’orgue des cérémonies du Champ de Mars. A la même époque,
autour de quelque pasteurs protestants
anglais appartenant à la « Royal Society »londonienne va naître la franc maçonnerie spéculative anglaise et le
concept de « grand architecte de l’univers » qui est le dieu des philosophes :il est postulé en
effet un principe créateur auquel chacun peut adhérer suivant sa conviction ou
la religion de son pays, ce concept se voulant fédérateur du besoin des
spiritualité des hommes, quel que soit
leur race, leur opinion, leur religion car ils doivent être « ni athées stupides, ni libertins
irréligieux ».Peu à peu va s’instaurer en occident une sorte de religion
civile universelle, que ce soit par exemple dans les textes américains
promouvant « one nation under god », ou la déclaration des droits de
l’homme de 1789 par laquelle « l'Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en
présence et sous les auspices de l'Etre suprême, les droits suivants de l'Homme
et du Citoyen ».On assiste au début du règne qui se veut sans partage du dieu
des philosophes sur la société.
9) Dieu(x)
des philosophes et/ou dieu(x) d es croyants ?
Le rationalisme du 19° siècle va accroître cette
désaffection vis à vis du dieu des croyants
même si les penseurs de « l’ère du soupçon » (Marx , Freud,
Nietzsche) ne sont pas sans ambiguïté car chez eux le rationalisme affiché n’est jamais bien loin de la croyance.
L’Histoire,
chez Hegel, devient le nouveau cosmos, à l’intérieur duquel l’Homme échappe à
l’attente passive du Salut pour aller vers le Progrès. Cette conception renvoyait
déjà implicitement à une théologie d’inspiration chrétienne, resituée dans un contexte idéologique
extra-religieux. Mais Marx peut encourir une critique encore plus radicale. Car
après avoir fait le deuil d’une religion qui est « l’opium du peuple »il propose que l’homme soumis à
une aliénation résultant des conditions
de production se libère, par la
dialectique de la lutte des classes, et bâtisse une société humaine sans classes
sociales et donc sans contradiction. L’homme nouveau enfin libéré se réappropriera
son être dans cet état qui marquera la fin de l’histoire. Même si Marx ne s’est
pas beaucoup étendu sur les modalités concrètes de cette vision béatifique,
cette perspective téléonomique qui se voulait un matérialisme « scientifique »
apparaît comme une transposition de la Jérusalem Céleste.
L’histoire du dieu
des philosophes et des croyants nous
l’avons souligné est l’histoire de ces
rapports entre foi et raison qui n’ont cesse d’évoluer. A l’époque
contemporaine cette évolution est la conséquence de la sécularisation
progressive de la société, de
l’individualisation des comportements, du progrès technologique et de la
mondialisation. Aussi les places assignées traditionnellement
à la raison et à la foi qui délimitaient
les territoires respectifs du dieu des philosophes et du dieu des croyants ne
sont plus aussi établies et fixées qu’elles ont pu l’être par le passé. D’une
certaine manière l’opposition entre dieu des philosophes et dieu de la foi
semble dépassée. Les liaisons et les contradictions entre ces deux pôles foi et
raison se sont accumulées autour des trois grands blocs de pensée : athéisme,
déisme, théisme.
Le courant scientifique athée est illustré par un Stephen Hawking[44] qui
répondant aux questions « pourquoi y a t il quelque chose plutôt
que rien ? Pour qui existons nous ? » réfute l’argument de la théologie naturelle d’une
cause première : «nous affirmons
qu’il est possible de répondre à ces questions sans recourir à aucun être
divin ».
Mais contradictoirement de
plus en plus de scientifiques dans une perspective déiste réactualisent l’argumentaire
du dessein développé par Saint Thomas d’Aquin. En effet il apparaît que les constantes
mathématiques et cosmologiques qui président à la naissance de l’univers (et
donc de l’espace et du temps) sont d’une telle précision qu’il est impossible
que le hasard y ait seul sa place comme le prétendait Jacques Monod« L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin
qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers, d’où il a émergé par
hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part »[45] . C’est au contraire dans un réglage extrêmement fin des
paramètres cosmologiques que la plupart de scientifiques voient aujourd’hui à
la suite d’Einstein « la pensée de Dieu » et confortent une version actualisée du dieu des philosophes. Enfin
la foi elle même, notamment chrétienne, est soumise aux fluctuations de l’époque
et à ce que la sociologue des religions Daniel Hervieu Leger nomme le « bricolage épistémologique »c’est
à dire la propension des croyants a s’affranchir des dogmes religieux pour se
constituer leur propre socle de foi « bricolé » à partir d’ingrédients
spirituels divers puisés dans différentes traditions. Avec les risque de syncrétisme
et de panthéisme diffus afférents à cette démarche dictée par un désir de Dieu
toujours aussi présent.
CONCLUSION
Le dieu des philosophes et le dieu des croyants constituent deux
modalités d’approche du sacré, parfois
opposées, parfois complémentaires ou conjointes. Paul Tillich par
exemple soutient le fait que le dieu des
philosophes et celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob sont un seul et même dieu.
Le dieu des philosophes est un dieu pensé .Mais le mystère demeure
et c’est le dieu de la foi qui répond à ce mystère en s’incarnant de
différentes manières. Car le dieu de la foi est un dieu vécu. Il n’est pas un
concept mais d’abord une relation ; un être agissant dans le monde, nouant des rapports intimes, privilégiés et personnels,
veillant au salut des hommes. Et surtout il est consubstantiellement être et
don comme le développe Jean Luc Marion.
Le désir que l’homme a de connaître Dieu peut être contesté
scientifiquement ou philosophiquement quant à sa pertinence rationnelle mais il
dure malgré toutes les morts successives de Dieu annoncées. Cette
persistance est illustré par un jugement inattendu et
surprenant de Sartre dans « Situations »[46] : "Dieu est mort, mais l'homme n'est pas,
pour autant, devenu athée. Ce silence du transcendant, joint à la permanence du
besoin religieux chez l'homme moderne, voilà la grande affaire aujourd'hui
comme hier."
BIBLIOGRAPHIE
ARISTOTE.
La métaphysique. Tome 1. Librairie Philosophique J. Vrin. Paris 1991.
BOTTERO Jean La Plus belle histoire de Dieu .Seuil. Paris 1997.179 p
BOURDIL Pierre -Yves Le dieu des philosophes. Cerf Fides. Paris. 1989
BREHIER Emile. Histoire de la philosophie. Pascal Librairie Felix Alcan
DEBRAY Régis .Dieu un itinéraire. Editions Odile Jacob nov. 2007
DESCARTES. Règles pour la direction de l’esprit Gallimard, Coll. Pléiade
DICTIONNAIRE CRITIQUE DE THEOLOGIE J .Y
Lacoste.PUF 1998 (preuves existence Dieu)
DURKHEIM Emile Les formes élémentaires de la vie religieuse .PUF. Paris 1960 Coll.
Quadrige.
FREUD Sigmund. L’avenir d’une illusion. Hatier. Coll. Classiques&Cie.
Philo.Paris 2012.
GAUCHET Marcel Le désenchantement du monde.Gallimard.Coll. Folio essais .Paris
1985.454p
GILSON Etienne. Dieu et
la philosophie. Petrus a Stella.
2013.
HADOT Pierre. Exercices spirituels et philosophie antique. Bibliothèque de
l’évolution de l’humanité. Albin Michel .2002.
HADOT Pierre. La philosophie comme manière de vivre .Albin Michel.
Coll. itinéraires du savoir. Paris .2001
HAWKING Stephen y a t il un grand architecte de l’Univers ? Ed. Odile Jacob.
Paris. 2011
HERSCH L’étonnement philosophique Gallimard
Coll Folio Essais Paris 1993
KANT Emmanuel .Critique de la raison pure. Presses Universitaires de France.1966
Coll. SUP.
LE NOUVEL OBSERVATEUR du 21 Août 2014.Interview De Thomas Römer. .
LECUIT Jean Baptiste. Y a t il un désir naturel de Dieu .Revue d’éthique et de théologie
morale Cerf 2010/
LUBAC HENRI (de). La connaissance de Dieu. Paris éditions du Témoignage chrétien.
1948.
MARX Karl .Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel (1843)
MATTEI Jean François. La puissance du simulacre ; Dans les pas de Platon .François
Bourin. Editeur .Paris .2013.205 p
MONOD Jacques. Le hasard et la nécessité. Le Seuil. Coll Point Essais. Paris 1973.
224 p
ONFRAY Michel. Traité d’athéologie.Grasset&Fasquelles.2005. Coll. Le livre de
poche.315 p.
OTTO Rudolf. Le sacré .Payot. Coll. petite bibliothèque Payot. Paris 234 p.
PASCAL
Pensées Edition Brunschwicg. Garnier Fréres. Paris
1964..
PLATON.
Timée. Gallimard .Coll.
Tel .Paris 1992.
SAINT AUGUSTIN les
Confessions .Gallimard. 1998. Coll. Pléiade. Œuvres T.1
SAINT AUGUSTIN. La Cité de Dieu .http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
SARTRE J.P. L’existentialisme est un humanisme. Gallimard. Coll. essai Folio.
1996.
SOLER Jean Qui est Dieu ? Editins de Fallois. Paris 2102..
VANIN-VERNA Laurence Le dieu des philosophes Entre foi et raison Ellipses Paris 2008
WATERLOT Gislain Dieu des philosophes et dieu des croyants cours faculté de théologie de Genève printemps 2009 www.unige.ch/theologie/cite/conferences/audio/waterlot/
[1] SCHNETZLER
Jean-Pierre le bouddha, médecin
insurpassable. http://www.buddhaline.net/Le-Bouddha-medecin-insurpassable
[2] HADOT Pierre. Exercices spirituels et philosophie antique. Bibliothèque de
l’évolution d e l’humanité. Albin Michel .2002.p.33
[3] SAINT AUGUSTIN. La Cité de Dieu Livre
huitième : Théologie naturelle .Chapitre II.
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
[4] ARISTOTE.
La métaphysique. A,7. Tome
1. Librairie Philosophique J. Vrin.
Paris 1991.p 67
[5] GILSON Etienne. Dieu et
la philosophie. Petrus a Stella.
2013.p1
[6] LA BIBLE .Psaumes. 42.2
[8] SAINT AUGUSTIN les
Confessions .Gallimard. 1998. Coll. Pléiade. Œuvres T.1, p.781
[9] idem.Livre X .Ch XXVII.p.1006
[10] idem.
Livre XI , IX.11.p .1036- 1037
[11] in HADOT Pierre. La philosophie
comme manière de vivre .Albin Michel. Coll. itinéraires du savoir.
Paris .2001.p.27
[12] LUBAC HENRI (de). La connaissance de Dieu. Paris éditions du Témoignage chrétien.
1948. p 14
[13] SARTE J.P. L’existentialisme est un humanisme. Gallimard. Coll. essai Folio.
1996.p.77
[15] LECUIT Jean Baptiste. Y a t il un désir naturel de Dieu .Revue d’éthique et de théologie
morale Cerf 2010/4 p.144
[16] DURKHEIM Emile Les formes élémentaires de la vie religieuse .PUF. Paris 1960 Coll.
Quadrige.p. 33
[17] TOQUEVILLE Alexis
(de )Tocqueville, De la démocratie en
Amérique II (1840). Oeuvres complètes.
Tome
l, volume 2, Paris 1951 ; p. 30.).
[18] MARX Karl .Pour une critique de la philosophie du droit
de Hegel (1843) « La
religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur,
comme elle est l'esprit des conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle
est l'opium du peuple."
[21] GAUCHET Marcel Le désenchantement du monde.Gallimard.Coll.
Folio essais .Paris 1985.454p
[23] MATTEI Jean François. La puissance du simulacre ; Dans les pas de Platon .François
Bourin. Editeur .Paris .2013.205 p
[24] PLATON. Timée. 28 B. Gallimard .Coll.
Tel .Paris 1928.P183
[25] idem 28C.p184
[26] idem 29 e. 30 b .p 185 -
[28] ARISTOTE. La
métaphysique. A,2. Tome 1. Librairie Philosophique J. Vrin. Paris 1991.p 19
[29] Actes des apôtres 17, 22-25)
[31] DEBRAY Régis .Dieu un itinéraire. Editions Odile Jacob nov. 2007. p 87
[32] LE NOUVEL OBSERVATEUR du 21 Août 2014.Interview De Thomas Römer. p.
[33] SOLER Jean Qui
est Dieu ? Editins d eFallois.Paris 2102.p13
[34] Michée 4,5
[35] Acte des apôtres 17, 28-32
[36] DESCARTES Règles pour la direction de l’esprit Gallimard, Règle II Coll.
Pléiade Règle II , p.42
[37] Idem
op. cité ,V .P 17
[38] PASCAL
Pensées Edition Brunschwicg. Garnier Fréres. Paris
1964.Pensée 77.p 94
[39] idem. Pensée 78
[42] BREHIER Emile . Histoire
de la philosophie T2 Pascal Librairie
Felix Alcan p .96
[43] KANT Emmanuel .Critique
de la raison pure. Presses Universitaires de France.1966 P.24.Coll. SUP. p
8
[44] HAWKING Stephen y a t il un grand architecte de l’Univers ? Ed. Odile Jacob. Paris. 2011
237 p.
[45] MONOD Jacques. Le hasard et la nécessité. Le Seuil. Coll Point Essais. Paris 1973.
224 p