dimanche 17 avril 2016

DIEU DES PHILOSOPHES OU DIEU DES CROYANTS


 A)    LA NAISSANCE DE LA PROBLEMATIQUE

L’opposition entre dieu des philosophes et dieu des croyants puise ses sources dans le tréfonds de la conscience occidentale pétrie de croyances mythologique. C’est sur cet humus que vont croître deux forces en tension  qui ont sans doute toujours existées car elles sont de nature anthropologiques. Peu à peu elles vont s’affirmer  se développer et parfois s’associer ou se confronter : d’un côté le besoin la raison humaine d’appréhender la nature du réel et l’origine des choses, besoin  qui va conduire à l’élaboration d’une théologie rationnelle et naturelle ; et de l’autre, le désir naturel de Dieu présent au coeur de l’homme que la révélation puis l’incarnation vont permettre de valoriser et d’accomplir .
C’est de cette tension entre logos et désir qu’émergera la double figure de Janus du dieu des croyants et du dieu des philosophes.

 
1)  Le besoin de sens et la quête de la raison
Le besoin de sens, la quête de la vérité, la crainte de l’au delà, préoccupent  les hommes « jetés là » dans l’existence suivant l’expression heideggérienne , confrontés à un sort non choisi, abandonnés à eux mêmes.
Cette interrogation existentielle permanente est rappelée dans  la lettre encyclique « Fides et Ratio » du souverain pontife Jean-Paul II aux évêques de l’église catholique sur le rapports entre la foi et de la raison   « Qui suis-je? D'où viens-je et où vais-je? Pourquoi la présence du mal? Qu'y aura-t-il après cette vie? Ces interrogations sont présentes dans les écrits sacrés d'Israël, mais elles apparaissent également dans les Védas ainsi que dans l'Avesta; nous les trouvons dans les écrits de Confucius et de Lao Tseu, comme aussi dans la prédication des Tirthankaras et de Bouddha; ce sont encore elles que l'on peut reconnaître dans les poèmes d'Homère et dans les tragédies d'Euripide et de Sophocle, de même que dans les traités philosophiques de Platon et d'Aristote ».
Comme l’encyclique  le souligne  cette préoccupation  existentielle et ontologique constitue bien un patrimoine commun à l’humanité qui n’appartient pas à la seule tradition judéo- chrétienne. Mais les spiritualités orientales citées ici ont un point commun : le bouddhisme, le jainisme, l’hindouisme ont certes une dimension philosophique incontestée mais ont d’abord le  plus souvent  des  visées thérapeutiques. Avant  d’être une recherche des causes premières de l’univers et de son origine, elles visent à aider l’homme à réussir sa vie terrestre et assurer son salut par delà le cycle des renaissances. Les  spéculations intellectuelles quant à l’origine des causes premières n’y sont pas prioritaires car  l’homme ne leur semble pas outillé spéculativement pour répondre à cette interrogation métaphysique. Jean Pierre Schnetzler écrit que dans  le Canon pâli, le Bouddha est appelé le médecin (bhisakka) car il énonce : « Je n’enseigne que deux choses, ô disciples, la souffrance et la délivrance de la souffrance ».[1] L’aspect pratique de cette « médecine » prédomine sur l’aspect spéculatif et hypothético- déductif. La question de la connaissance d’un dieu des philosophes telle qu’elle se pose en occident a donc peu de sens dans ce contexte.
 Le taoïsme ou le confucianisme  dont l’encyclique rappelle l’enseignement millénaire enseignent d’abord une morale individuelle, familiale, sociale plus qu’ils ne développent une métaphysique .
Cette tendance prédominante caractéristique des traditions orientales  ne peut être abusivement forcée car rien ne serait plus faux que d’imaginer les philosophies  orientales comme de pures philosophies de sagesse qui seraient opposables  à un strict logos occidental ; d’une part elles visent une transcendance salvifique, celle de la pure lumière au delà du cycle des renaissances ; d’autre part  la  philosophie grecque», elle même comme le souligne Pierre Hadot en citant Epicure est souvent une thérapeutique ayant pour but de mener une vie bonne « notre seule préoccupation doit être notre guérison » [2]. On peut néanmoins soutenir  qu’en réponse à  la question universelle  « qui suis je et d’ou viens je ? » les penseurs orientaux - dont beaucoup comme cela a été souvent souligné -  ont vécu a la même période que leurs homologues grecs   ( Entre le 5 ° et 6° siècle av JC ont vécu Socrate, Platon, Aristote, Confucius , Lao Tseu, Bouddha et peut être Zarathoustra) Iont apporté des réponses qui ont plus pour vocation de résoudre des problèmes existentiels liés au développement personnel de l’individu que conduire des raisonnements ayant pour but  d’identifier la cause de l’univers, et l’origine de l’Être.  
Car ce sont les philosophes grecs –et notamment Platon et Aristote- qui vont effectivement tenter d’apporter des réponses rationnelles à ces interrogations métaphysiques ; ce sont sur leur quête de la rationalité que va s’articuler la pensée occidentale. Certes leurs prédécesseurs, (Thales, Anaximandre, Anaximène,  Anaxagore, Diogène, Archélaos) - dont Saint Augustin synthétisera les différents  apports en préambule de son jugement de Platon dans le livre VIII de la « Cité de Dieu »,[3] tout comme Aristote qui  s’était  livré au même exercice dans le livre 4 de la Métaphysique [4] ont développé des argumentations quant à une éventuelle cause première. Mais leurs  hypothèses reposent souvent plus sur des a-priori cosmogoniques ou des mythologies dont ils ont du mal à s’extraire  que sur des démarches véritablement discursives.
Avec Platon et surtout Aristote et leur tentative de quête rationnelle  du sens de l’univers  et de ses causes premières, que va émerger véritablement  la figure d’un  dieu des philosophes enfanté par la raison. Comme l’écrit Etienne Gilson « tout chapitre de l’histoire occidentale …y compris la théologie naturelle.. commence avec la Grèce. C’est aussi là qu’il nous faut rechercher les origines de notre idée philosophique de Dieu »[5].


2) Le désir naturel de Dieu 

Parallèlement à cette quête rationnelle inaugurée par la philosophie grecque, le besoin de Dieu, le désir naturel  de Dieu selon la formule de Kant est une donnée anthropologique.
Cette  aspiration  est ainsi exprimée par le psalmiste «Comme une biche se tourne vers les cours d’eau, ainsi mon âme se tourne vers toi, mon Dieu. J’ai soif de Dieu, du Dieu vivant »[6] 

Car la raison  ne comble pas la béance ontologique  vécue par l’être humain. Le désir de Dieu est aussi irrépressible qu’irrationnel. Pourquoi ce désir ? Est ce une anamnèse comme Platon le suggère ? S’agirait-il ainsi du besoin de l’homme en exil de lui même qui tente de renouer le fil rompu avec un dieu qu’il a connu et dont il est momentanément séparé ? « Au sujet de l'espèce d'âme qui est la principale en nous, il convient d'observer que c'est Dieu qui la donne à chacun comme un « daimon », c'est ce Génie dont nous avons dit qu'il habite dans la partie la plus élevée de notre corps. Or, en vertu de son affinité avec le ciel, cette âme, notre Génie, nous tire loin de la terre, car nous sommes une plante non pas terrestre mais céleste. En effet, c'est du côté où, pour la première fois, notre âme a pris naissance, que la divinité a suspendu notre tête, qui est ainsi la racine de tout le corps »[7]. Saint Augustin tout au long des Confessions  partage cette intuition  « Mais où donc vous ai-je trouvé, pour vous connaître ? Vous n’étiez pas encore dans ma mémoire, avant que je vous connaisse. 0ù donc vous ai-je trouvé, pour vous connaître, sinon en vous, au dessus de moi ? »… « tu nous a fait tournés vers toi Seigneur, et notre coeur est sans repos jusqu’à tant qu’il repose en toi[8]  » et encore dans le chant dit « de la mélancolie »« Tant je vous ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je vous aimée . C’est que vous étiez au-dedans de moi, et moi, j’étais en dehors de moi ! Et c’est là que je vous cherchais »[9] « Qu’est ce donc qui luit devant mes yeux par intermittences vient frapper mon cœur sans  le blesser. J’en suis tout plein de frisson et d’ardeur, de frisson dans la mesure où je ne lui ressemble pas, d’ardeur dans la mesure où je lui ressemble »[10]
Ce désir naturel de voir Dieu est aussi formulé par Saint Thomas d’Aquin dans la « Somme Contre les Gentils » :«  Toute intelligence désire naturellement la vision de la substance divine » et il ajoute que ce désir peut être satisfait car «  un désir naturel ne peut être vain. Tout intelligence crée peut donc atteindre la vision de Dieu malgré l’infériorité de sa nature » Pourquoi l’homme fini a-t-il un sentiment d’attirance et d’appartenance à  l’infini ? Ce « sentiment océanique »  qu’évoquait Romain Rolland  dans une lettre adressée a Sigmund Freud en 1927, expression définie par Pierre Hadot comme l’expression du  sentiment, d’être une partie « d’une réalité mystérieuse et infinie » .[11]
   Le cardinal de Lubac estimait ce besoin de « sur- naturel » comme un désir naturel, car rien ne peut être ordonné à une fin si cette fin n’est pas déjà ordonnée en nous. Il n’y a de compréhension possible que si il y a déjà une « pré-compréhension ».Il écrit « Dieu se révèle incessamment à l’homme, en imprimant incessamment en lui son image ; et c’est cette opération divine incessante qui constitue l’homme »[12]

Mais ce désir de dieu, éminemment provocateur pour  la raison crée un soupçon  que les temps modernes ont développé: car cette aspiration n’emprisonne t-elle pas la nature humaine dans une sujétion de l’homme à dieu qui empêcherait  l’existence humaine de se déployer librement ? C’est la nature  de cet assujettissement aliénant qui est dénoncée  par Sartre « Même si Dieu existait, ça ne changerait rien. Non pas que nous le croyons. Mais le   problème n’est pas celui de son existence ; il faut que l’homme se retrouve lui même et se persuade que rien ne peut le sauver le lui-même, fût-ce une preuve de l’existence de Dieu »  [13]? Ou par Freud , qui soutenant l’absence de réalité divine ne peut justifier cette illusoire aspiration comme il l’écrit dans « l’Avenir d’une Illusion » car pour lui l’homme  obéit  à  une logique du désir et non à une logique  de la vérité?[14] Ce désir ne  maintient il pas les individus dans les illusions infantiles qui satisfont leurs besoins névrotiques ? Ce questionnement qui court depuis la Renaissance serait  selon Henri de Lubac  cité par Jean Bernard Lecuit[15] responsable de la déchristianisation depuis le 16 ° siècle du monde occidental.

Par ailleurs ce désir est il aussi originel que sa permanence le laisse supposer, ou n’est il pas  induit, subi, construit, notamment par la société des hommes qui le met en forme collectivement? 
Cette aspiration individuelle et « océanique »qui échappe à la raison discursive  va être organisée par la mise en place d’une organisation collective des  religions  «  la religion est donc une sorte de spéculation sur tout ce qui échappe à la science, et plus généralement à la pensée distincte »écrit Emile Durkheim [16].Les ethnologues et  sociologues,  montrent que sous différentes formes,  cette organisation du  sacré par les religions est  une nécessité  de cohésion des groupes sociaux, comme le  totémisme dans les sociétés primitives analysé par Emile Durkheim et Marcel Mauss. Pour eux,  les traditions spirituelles, les religions et  les pratiques ritueliques  sont constitutives du lien tribal ou social. Cette nécessité collective est  telle qu’elle modèle parfois - par le droit ou la coutume - l’organisation entière de la société civile (dans la Rome antique, dans le judaïsme monothéiste, dans le Moyen Age occidental, et même encore dans l’Inde contemporaine) Ainsi la répression du christianisme dans la Rome antique est moins due à l’introduction d’une religion nouvelle, dont les romains étaient coutumiers, qu’à son incidence sur l’ordre social que les religions existantes contribuaient à consolider ou dont elle s’accommodaient ( comme le culte de l’empereur par exemple que les chrétiens refusaient de rendre) . Cette articulation entre organisation civile et religieuse de la société va être évidemment être la pierre d’achoppement dans la lente gestation qui conduit des société religieuses aux société  sécularisées. Ce qui a pu faire écrire par exemple à Alexis de Tocqueville, chantre de la démocratie en 1840, le texte suivant qu’un commentateur contemporain pourrait faire sien. “Mahomet a fait descendre du ciel, et placé dans le Coran, non seulement des doctrines religieuses, mais des maximes politiques, des lois civiles et criminelles, des théories scientifiques. L’évangile ne parle, au contraire, que des rapports généraux des hommes avec Dieu et entre eux. Hors de là, il n’enseigne rien et n’oblige à rien croire. Cela seule, entre mille autres raisons, suffit pour montrer que la première de ces deux religions ne saurait dominer longtemps dans des temps de lumières et de démocratie, tandis que la seconde est destinée à régner dans ces siècles comme dans tous les autres ».[17]
Mais les nécessités d’organisation sociale n’épuise jamais complétement l’explication du  fait sacré : car si le « mana » pour Marcel Mauss  est une force produite par la conscience collective, si la partition symbolique entre profane et sacré pour Emile Durkheim explique la source  du religieux , si la religion pour Karl Marx n’est que l’expression de processus économiques aliénants [18],si le désir  de Dieu pour Michel Onfray n’est qu’une une projection inconsciente qui vise a conférer à un plus qu’humain les attributs que celui ci ne possède pas[19] , le désir de Dieu  résiste in fine à toute réification et demeure  indéracinable . Il constitue un  socle anthropologique qui résiste à toute tentative de descellement. Il suffit pour s’en convaincre de considérer  l’échec de téléonomies profanes de substitution, ou d’observer la résurgence instantanée du fait religieux dans  les sociétés que les régimes politique s’étaient donnés pour objectif d’éradiquer. L’appel de ce que René Otto nomme le « tout autre » ( ganz andere ) est bien une donnée constitutive de « l’homo religiosus » qui perdure dans l’espace et le temps. Dans son  ouvrage «  le Sacré »[20] René Otto   a exprimé comme constitutif de la nature humaine le rapport particulier entre l’homme et le Tout Autre, cet irrésistible attrait pour le « numineux »  qui se nourrit de  mystère et de fascination ; le sous titre de son ouvrage exprimant  bien ce lien : « l’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel ».

Même si la sécularisation progressive de la société - tente de faire oublier  le caractère irréfragable de cette aspiration, elle ne peut y parvenir totalement quels que soient les moyens détournés ou les ersatz substitutifs déployés. Toute tentative d’éradication laisse un creux difficile à combler. Marcel Gauchet a exprimé cette difficulté  dans le désenchantement du monde »[21] (sa sécularisation) ; pour lui le  christianisme est la religion qui contient en elle les causes de la sécularisation de la société qu’elle ne pourra plus organiser en conséquence ; pour autant le désir de Dieu subsistera au cœur de l’homme. « Sans doute même y a t-il lieu de reconnaître l’existence d’une strate subjective inéliminable du phénomène religieux, ou indépendamment de tout contexte dogmatique arrêté, il est expérience personnelle »

L’opposition entre dieu de la raison et dieu de la foi va naître dans ce creuset. D’un côté le besoin de sens et de rationalité vont présider à l’émergence du logos grec, de l’autre le désir irrationnel mais irrépressible de Dieu va se  confronter à cette rationalité naissante.




B) LA CONSTRUCTION DU DIEU DES PHILOSOPHES ET DIEU DE LA FOI


4- le long chemin vers le dieu des philosophes

41 Les « tâtonnements » de Platon
C’est dans la recherche d’une cause première que va se déployer la quête de sens du  logos grec. A l’inverse de philosophes comme Annaxagore et Socrate qui ont inventé un finalisme- car le monde est trop parfait pour qu’il n’ait pas été crée par un logos, il est difficile de se former  une claire idée de la position platonicienne concernant le premier principe, cause de toute chose. La forme dialoguée  empruntée par Platon exclut le développement d’un exposé systématique de sa doctrine. Ainsi que les  imprécisions  de Platon lui - même (ainsi emploie t-il tantôt le terme  « dieu » au singulier ou tantôt au pluriel). Saint Augustin souligne du reste cette difficulté  d’appréhension « Comme il (Platon) affecte constamment de suivre la  méthode de Socrate, interlocuteur ordinaire de ses dialogues, lequel avait coutume, comme on sait, de cacher sa science ou ses opinions, il n’est pas aisé de découvrir ce que Platon lui-même pensait sur un grand nombre de points »[22]
L’arrière-monde platonicien, dans lequel les Idées représentent l’essence des choses et qui exercent une fonction ontologique, paraît assez irréaliste pour un esprit moderne. Mais un philosophe comme Jean François Mattei invite aller  plus  loin dans la lecture de Platon en soulignant la profonde  originalité de cette démarche  peut être moins idéaliste et plus rationnelle qu’on ne la crédite souvent.[23] En effet l’intuition fondamentale de Platon résulte de l’étonnement- qui saisit tout philosophe - de l’accord existant entre la pensée humaine et la réalité de la matière à la fois origine  et but de cette pensée .Cette adéquation qui semble si naturelle ne va pas de soi même pour les scientifiques contemporains. Car entre le monde matériel des objets et l’esprit humain qui les pense il y a bien une passerelle qui les met en relation, un arrière-monde peut être inspiré  des philosophes pythagoriciens qui estimaient que les principes des mathématiques sont les principes de tous les êtres « car le ciel tout entier est harmonie et nombre » écrit également Aristote.
L’être humain  est partie prenante d’une matrice intelligible qui le formate et en même temps lui donne accès à l’Etre des choses. Platon certes ne met pas le monde en équation comme le font les  pythagoriciens avec les nombres mais d’une certaine manière il le  met en  adéquation avec les Idées. Ainsi contempler pour un homme les valeurs (le Beau en soi, le Bien en soi) comme idéal de vertu permet de  se rapprocher de l’Etre des choses, sans toutefois jamais l’atteindre totalement. 
Platon soutient  donc que ce qui est impermanent et mouvant doit son intelligibilité à ce qui est invisible et immuable : l’Idée. Cette conception devrait elle le conduire lui aussi  à une cause première  de toutes choses qui serait l’Idée des Idées, un dieu créateur ? Il semble que Platon ne franchisse pas ce seuil : il convoque bien un demiurge qui va ordonner le chaos initial par analogie avec l’ordre des Idées mais son intuition de l’Un, d’un en - soi ultime n’est au mieux  qu’une dyade composée du Bien et du Mal.
Ainsi lorsqu’on cherche à trouver le Principe ultime chez Platon, une difficulté surgit. Il n’est pas là ou plus exactement il est partout. La conception d’une divinité créatrice n’est jamais explicitée en une philosophie ou une théologie naturelle. Le divin apparaît éclaté en une série de points de vue entre lesquels Platon ne semble pas vraiment  se soucier d’établir de cohérence : il privilégie parfois le Bien, parfois les Idées, parfois l’Un, parfois le démiurge du Timée. Il écrit pourtant « Tout ce qui naît ,naît  nécessairement par l’action d’une cause, car il est impossible que quoi que ce soit puisse naître sans cause »[24]mais aussi  « Quant à l’auteur et père de cet univers ,il est difficile de le trouver et après l’avoir trouvé ,de le faire connaître à tout le monde ».[25] On attendrait pourtant du mode de pensée platonicien qu’il conduise par construction à  un « grand architecte », un premier Principe, créant et couronnant l’édifice conceptuel  qu’il construit. Or la régression vers les causes ne conduit pas chez lui –contrairement à Aristote- à une cause initiale clairement identifiée. 
Même lorsque Platon cite dieu - ou les dieux- il  éprouve toujours  le besoin de référencer  chaque élément constitutif de son système à un autre dans un mode de pensée circulatoire qui ne débouche jamais  sur une transcendance absolue ou une cause première originelle.
Le dieu de Platon est d’abord un dieu organisateur du chaos issu d’une nature incréé « le dieu en effet, voulant que tout fût bon et que rien ne fut mauvais, autant que cela est possible, prit toute la masse des choses visibles qui n’étaient pas en repos mais se mouvaient sans règle et sans ordre, et la fit passer du désordre à l’ordre, estimant que l’ordre était préférable à tous égards »[26] .Hésiode dans sa théogonie postulait déjà le même « Chaos ».  
L’intuition d’un transcendant absolu pointe bien chez Platon. La recherche du vrai, mouvement ascensionnel vers les Idées, répond à un besoin profond de l'âme entière. L'accent du Phédon, du Banquet et du Phèdre est un accent religieux, et le sage du Théétète, contemplant les Idées, donne l'impression de se réfugier en Dieu. Mais la réalité ultime  d’un créateur ex-nihilo n’est pas au bout de cette montée vers l’Etre. Ce qui manque semble t il  au système platonicien, c'est la vue d'un Transcendant qui soit une Personne, séparée, infinie, créatrice.
Saint augustin reconnaîtra en lui un pré-chrétien qui s’ignore .Opposant l’idéalisme de Platon aux philosophes essentiellement matérialistes  et naturalistes qui l’ont précédé Augustin crédite Platon d’avoir référé le fini muable à l’immuable et il fera de Platon une pierre angulaire du pré-christianisme.
Il écrit dans la Cité de Dieu :
« Ce qui me déciderait presque à affirmer que Platon n’a pas été étranger aux livres saints, c’est la réponse faite à Moïse, quand il demande à l’ange le nom de celui qui lui ordonne de délivrer le peuple hébreux captif en Egypte: « Je suis Celui qui suis », dit la Bible, « et vous direz aux enfants d’Israël: « Celui qui est m’a envoyé vers vous ». Par où il faut entendre que les choses créées et changeantes sont comme si elles n’étaient pas, au prix de Celui qui est véritablement, parce qu’il est immuable. Or, voilà ce que Platon a soutenu avec force, et ce qu’il s’est attaché soigneusement à inculquer à ses disciples. Je ne sais si on trouverait cette pensée dans aucun monument antérieur à Platon, excepté le livre où il est écrit : « Je suis Celui qui suis; et vous leur direz : Celui qui est m’envoie vers vous »[27].

Mais in fine, si chez  Platon le principe immuable, proche d’un principe premier qui qui préfigurerait le dieu des philosophes n’est jamais très loin, il n’est pas là.

42) le principe premier d’Aristote
Si pour Aristote comme pour Platon la nature est également un incréé, il contestera tant la conception de « l’Un » des pythagoriciens que les Idées platoniciennes ;  parmi de nombreuses  contradictions il relève celle ci: comment donc par exemple les Idées qui sont les substances des choses pourraient elles séparées des choses ?
Le Dieu d’Aristote est un Principe . Tous les êtres sont  « en puissance » et destinés à aller vers lui qui est « acte pur ».Par régression infinie de l’ordre des causes naturelles tout être humain peut parvenir à Dieu qui est en quelque sorte le « terminus » de cette remontée conceptuelle.
Au livre E chapitre 1 de la Métaphysique, Aristote note : « […] s'il n'y avait pas d'autre substance que celles qui sont constituées par la nature, la Physique serait science première. Mais s'il existe une substance immobile, la science de cette substance doit être antérieure et doit être la philosophie première ». Aristote ajoute que la recherche qui doit être conduite prioritairement est celle des causes premières car c’est la science de l’universel par excellence et c’est l’universel que la connaissance scientifique doit viser .Notamment parce que nous connaissons chaque chose seulement quand nous pensons connaître sa première cause. Il  affirme que «  Dieu est une cause de toutes choses et un principe ».[28] 
L’existence d’un principe premier développé par Aristote, thèse qui sera reprise et développée par Thomas d'Aquin peut s'énoncer comme suit : si l'univers est compréhensible, alors tout a une cause, la cause a elle-même une cause et ainsi de suite. Si la suite est infinie alors l'univers n'est pas compréhensible, dans le cas contraire, il existe une cause ultime qui n'est causée par rien et que l'on peut appeler Dieu. 
Si à tout effet correspond une cause cette régression devrait être sans fin mais dès lors l’univers comme l’indique Aristote « ne serait pas compréhensible ».Mais ce besoin d’intelligibilité se fait il au prix d’un artifice logique ?  Le biais introduit par Aristote  est de faire de Dieu organisateur du mouvement  un moteur du monde, un « moteur immobile », un acte pur actualisateur de l’ensemble de ce qui est. Cette cause première extérieure au système initialise  les autres mobiles qui sont toujours des causes secondes. C'est le moteur non mû, la pensée suprême, la cause efficiente et finale du monde. C’est le principe (Arche) nécessairement immuable et immobile qui meut le sensible mobile et muable car dans le cas contraire il serait lui aussi un principe second. . « L'Intelligence suprême se pense donc elle-même… et sa Pensée est pensée de pensée ». Ce n'est pas un Dieu personnel et providentiel mais le principe premier, la première cause. Il n'est pas créateur mais cause logique. Dieu ou le premier moteur est absolument transcendant, de sorte qu'il est difficile de le décrire autrement que de façon apophatique par rapport à ce que les hommes ne sont pas.
Le monde d’Aristote (comme celui de Platon)  a toujours existé; c’est un monde nécessaire et éternel. Le Dieu d’Aristote est un dieu accessible à  la raison. La figure  du dieu des philosophes prend véritablement forme  avec Aristote .C’est ce principe premier qui produira en écho lointain cette phrase de Voltaire annonciatrice des déismes du 18° siècle  « L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer que cette horloge existe et n'ait pas d'horloger." (Voltaire, Poésies) Dans la conception d’Aristote, cet horloger n’est pas celui qui crée l’horloge ; il est celui qui la remonte pour lui donner le mouvement.

La raison commune se refuse généralement à considérer que le monde puisse exister sans qu’une cause l’explique. Avec Aristote cette cause va constituer le fondement philosophique   d’une théologie rationnelle. L’union longtemps différée du principe premier philosophique avec la notion de dieu s’opère. Le premier moteur aristotélicien est aussi le dieu suprême.  
Mais  conçu et  connu, jusqu’à la contemplation par l’intelligence, ce dieu demeure impersonnel et lointain,  peu préoccupé du  sort des hommes et encore moins de leur salut. Comment aimer le dieu d’Aristote si lui même ne nous aime pas ou si nous lui somme indifférents ? La difficulté de la philosophie grecque - dont Aristote est un parachèvement- est d’expliquer l’origine des choses à l’aide de principes  considérés eux-mêmes comme des choses. Ce dieu-concept s’explique à l’aide d’autres concepts. Or ceux-ci se révèlent impuissants- car ce n’est pas leur pouvoir - à ouvrir à la transcendance. Le parcours du philosophe vers le dieu de la raison est donc limité par son impuissance à dépasser des concepts forgés par la raison, sauf à retomber dans des croyances mythologiques dont tous ses efforts ont eu pour but de s’abstraire. C’est ce mur de verre que le dieu des hébreux va permettre de briser.

5) Le dieu de la foi des Hébreux et des chrétiens
L’histoire occidentale montre – et les fouilles  archéologiques de Mari (Turquie) l’attestent- que des divinités étaient  honorées sous différentes  formes près de 5000 ans avant notre ère. Ce sera le cas en Egypte, en Grèce évidemment et à Rome qui a procédé en quelque sorte pour prendre une expression moderne à un « copier-coller » du panthéon grecque. Tous ces dieux avaient des utilités pratiques  (pour hâter la  fécondité,  faire fructifier les récoltes, lutter contre la maladie, stimuler l’amour).A chacun était attribué un domaine supposé d’efficacité  et il était invoqué  en fonction des besoins. Le cas échéant, on n’hésitait pas à importer des dieux étrangers si on les supposait plus efficaces  que les dieux locaux. Saint Paul souligne même l’existence à Rome d’un temple élevé au dieu inconnu : « Quand je parcours vos rues, mon regard se porte en effet souvent sur vos monuments sacrés et j'ai découvert entre autres un autel qui portait cette inscription: "Au dieu inconnu". »[29] La philosophie rationnelle née en Grèce provient, non  d’une lente évolution de ces croyances, mais d’un effort de la raison s’en extirpant avec vigueur. Mais elle en conservera longtemps les traces comme la mer garde la trace dans ses eaux d’une rivière qui poursuit avec force son cours avant que les flots  se mêlent. Ainsi Platon fait intervenir dieux et déesses dan ses dialogues mais les utilisent comme support dialectique de ses démonstrations. « Car la mythologie est le premier pas sur le chemin de la  vraie religion ; elle est par essence religieuse » : c’est la thèse soutenue par André Gilson [30] qui estime que la philosophie grecque « ne peut pas avoir émerge de la mythologie par un quelconque processus de rationalisation progressive » Si l’on devait tracer des  filiations,  le dieu de la foi qui deviendra celui des hébreux et des chrétiens, apparaîtrait comme  une poursuite, un dépassement et  un  accomplissement des mythologies et des religions antiques. .En revanche le « dieu – concept » d’Aristote fonde un développement nouveau dans l’histoire de la pensée mais comme nous l’avons indiqué, il s’enraye en chemin car les arguments développés par la raison butent sur le mur  de l’inconceptualisable.
 Le dieu unique des Hébreux  date de l’exil à Babylone écrit Régis Debray. La catastrophe serait la mère du monothéisme[31].Ce n’est à partir du deutéro-Isaie qu’est affirmée  la croyance en un seul dieu. Car comme le souligne Thomas Römer[32] Jahvé fut précédé de « El » et même accompagné d’une parèdre « Aresha », et sans doute aussi d’une cour de déesses et dieux inférieurs dont on fera ultérieurement des anges. Jean Soler souligne que « nulle part Iahvé se présente comme le seul Dieu existant ».[33] Jusque là il était demandé aux hébreux de préférer leur dieu aux autres avant qu‘il leur soit demandé de ravaler ceux ci au rang d’ idoles . Car chaque peuple  avaient son « Elohim »  qui le protégeait. Le prophète Michée au 8° siècle avant notre ère l’indique clairement « Tous les peuples marchent chacun au nom de son dieu (de son  Elohim) et nous nous marchons au nom de Iahvé notre dieu, pour toujours et à jamais »[34] . L’ouverture du deutéronome consacre cette monolâtrie « Ecoute Israël, Yahvé est notre Dieu, Yahvé est UN » .Ce qui caractérise ce Dieu  des hébreux c’est d’abord l’évidence conceptuelle de son existence dont il ne sera jamais douté – existence dont par ailleurs  il va fournir maintes preuves concrètes à son peuple. Ensuite c’est l’Alliance nouée avec ce même peuple - alliance qui là non plus n’est pas un fait nouveau au Moyen Orient : déjà le dieu Assur avait  conclu une alliance avec son peuple les « assyriens «  qui donnèrent son nom à leur capitale Assur. Bien des mythes bibliques (création, déluge) seront également repris de textes antérieurs comme l’épopée de Gilgamesh. De la  même façon que le logos grec s’était extirpée de la mythologie antique pour permettre à la raison de ses déployer, le Dieu des juifs n’est pas né ex- abrupto. Il va s’extraire peu à peu du terreau mythologique oriental et permettre à la foi juive de s’épanouir de manière originale et spécifique. Car le Dieu des hébreux  a des spécificités : c’est un être qui se révèle directement aux hommes ou par l’intermédiaire de prophètes, c’est un être qui  intervient dans la vie concrète des hébreux et passe des « accords »avec eux, c’est un  créateur qui a la puissance de produire « ce qui est ».Le dieu de la foi est né.

Les deux mouvements (philosophique pour la Grèce et religieux pour Israël) presque en parallèle temporel  s’extirpent tous deux d’un passé originaire mythologique  – car rien ne  naît de  rien comme le soutenait Lucrèce (ex nihilo nihil fit)

Du logos grec émergera une théologie naturelle qui va évoluer, s’enrichir et perdurer jusqu‘à nos jours. Dieu est un principe mais on ne parle pas à un Principe : on le pense. Acte parfait, source infinie de productivité il est a- perçu par l’Intelligence jusqu’ à la « contemplation » mais il reste  impersonnel, non préoccupé du sort des hommes.
De la foi juive naîtra une théologie de la révélation puis de l’incarnation chrétienne qui marquera en retour la philosophie occidentale. Dieu est un être personnalisé, rencontré, éprouvé, qui entre avec les homme dans une alliance et une relation privilégiée, que l’on pourra même appeler « Père » et qui offrira aux hommes leur salut en la personne de son fils.
Dieu de la Raison d’un côté  opposé au Dieu de la  foi  de l’autre? La philosophie scolastique va tenter de concilier ces deux approches apparemment contradictoires.


6) La philosophie scolastique : la rencontre du dieu des philosophes et du dieu de la foi

La synthèse entre ces deux origines de pensée ne va pas de soi et Saint Paul va être un de premiers à en faire l’expérience lorsqu’il est amené à parler devant les philosophes d’Athènes comme le rapporte les Actes des Apôtres[35]. Car les notions de créateur, de salut, de révélation, d’incarnation et évidemment encore plus de résurrection sont évidemment étrangères au monde grec et semblent autant de défi à la raison. Quand Paul présente aux Athéniens cette religion nouvelle (dont les grecs étaient friands), qu’il leur demande de reconnaître un Dieu créateur du monde et des hommes, d’admettre la parenté entre ce Dieu  et les hommes« car nous sommes de sa race » et de proscrire les idoles, il bénéficie d’une écoute attentive, sinon convaincue. Mais lorsqu’il leur annonce que le temps du jugement dernier approche et sera conduit par celui qui a  « ressuscité d’entre les morts » son plaidoyer ne convainc plus et fait fuir ses auditeurs « Au mot de résurrection des morts les uns se moquaient, d’autres déclarèrent : « nous t’entendrons la dessus une autre fois ».  C’est ainsi que Paul les quitta ». Les grecs ne sont pas disposés à  faire ce saut dans la foi, qui implique un « lâcher-prise »de la raison que Tertullien énoncera deux siècles plus tard dans une apophtegme célèbre« Le Fils de Dieu a été crucifié : je n’en rougis pas, parce que c’est à rougir. Le Fils de Dieu est mort : c’est d’emblée croyable, puisque c’est inepte ; enseveli, il a ressuscité : c’est certain, parce que c’est impossible ».
La question du rapport entre foi et raison va donc être primordiale dés l’antiquité et Saint Augustin  à la charnière  de l’antiquité et du Moyen Age ne l’élude évidemment pas.
Marqué par la philosophie de Platon et de Plotin (car il ne connaissait pas Aristote) Saint Augustin cherche à concilier le platonisme et la religion chrétienne en associant foi et la raison. Pour lui la foi, adhésion de l'âme, précède l'intelligence, sans toutefois s'opposer à la raison. Elle permet de saisir les premiers principes. 
La raison, faculté discursive, complète la foi car pour Saint Augustin, on ne peut croire sans comprendre. Mais pour lui, in fine le salut ne dépend que de la grâce de Dieu (à ce titre il inspirera la Réforme et les Jansénistes, dont Pascal.)
On le voit Augustin est dans la tradition platonicienne alors que les médiévaux scolastiques vont découvrir par l’intermédiaire d’Aristote que Dieu est un « acte pur » et que tous les être en puissance sont destinés à aller vers Lui. Les arguments aristotéliciens déistes repris et développés à cette époque vont former la trame du débat philosophique sur la nature divine car il est vital de prouver l’existence de Dieu pou réconcilier fidéisme et rationalité.

Argumentaires conceptuels
·      L’argumentaire ontologique. C’est un des plus connus. Développé initialement par Saint Anselme de Cantorbery au 11° siècle il repose sur l’argument que rien de plus grand ( ou parfait chez Thomas )que Dieu ne peut être pensé par l’esprit humain et que ce concept ne peut relever de la seule raison sans participer de l’existence car si ce n’était pas le cas ce serait contradictoire avec l’idée même « que rien de plus grand ne puisse être pensé ».Il serait donc irrationnel de nier l'existence de Dieu, puisque ce serait soutenir une contradiction logique. Cette argumentation est contestée par saint Thomas (comme elle le sera ultérieurement par Kant) ; Thomas soulignant que l’argumentaire repose sur l’idée que nous nous faisons de Dieu qui peut être inadéquate tout comme le concept  de perfection.
·      L’argumentaire cosmologique .Saint Thomas d’Aquin le  reprend à Aristote en assimilant le dieu aristotélicien au dieu chrétien , soutenant comme lui qu’une régression à l’infini des causes est impossible et que par conséquent il doit exister un premier moteur qui ne soit pas  second  ( Dieu étant pour Thomas une cause « hiérarchique » (ou  logique )  et non « linéaire »(ou temporelle) ce qui l’amène à considérer  que le monde dépend pour son existence non seulement d’un acte initial de création par Dieu mais aussi de son maintien continuel . Les idées de premier moteur, première cause ou encore « être nécessaire » (opposé à ce qui est contingent) sont proches chez Thomas et aboutissent à un concept de Dieu-principe que les philosophes ne renieraient pas.
·      L’argumentaire du dessein .Il vise à prouver pour Thomas l’existence de Dieu car tous les corps de la nature réagissent pour parvenir à la fin qui leur est assignée (et dont eux même sont inconscients lorsqu’ils ne sont pas des humains). Un ordre de choses les conduit accomplir en finalité ce pour quoi ils sont crées car un but est assigné par un « être connaissant et intelligent », la finalité poursuivie étant l’œuvre perpétuelle de Dieu. Comme nous le  verrons cet argument actualisé semble pertinent aux scientifiques contemporains sous sa forme déiste.

D’autres approches de Dieu moins conceptuelles sont développées  à l’époque médiévale.

Argumentaires sensitifs
·      L’approche par l’analogie de l’être. Pour Saint Thomas et les dominicains il y a une certaine identité de rapport entre l’homme et Dieu nommé « Père » par exemple. Identité que chacun entretient avec son père biologique et le rapport que l’homme entretient avec  Dieu son père spirituel. Il s’agit bien d’une analogie de rapport entre le termes et non d’une similitude entre eux.
 Mais les franciscains et Bonaventure en revanche soutiendront l’univocité de l’être car l’attitude dominicaine comporte un risque évident de réduction anthropologique de Dieu.
·      L’approche par la nature. Contrairement à Augustin pour qui Dieu est dans l’âme et  dans l’intériorité, pour les franciscains et Bonaventure, le créé est une assomption et la création est une icône de Dieu. Si pour Platon la terre est une mère, pour Saint  François la terre est une sœur. C’est une théophanie .Le Cantique des Créatures (ou Cantique du Soleil) de Saint François marque bien cet attachement au créé révélateur de Dieu  « Loué sois tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement, monsieur Frère Soleil, lequel est le jour, et par lui tu nous illumines, et il est beau et rayonnant avec grande splendeur de toi, Très Haut ,il porte la signification. Loué sois tu mon Seigneur par sœur lune et les étoiles  » La création parle de  Dieu et Dieu parle à la création. Et tout comme la nature, les stigmates de François montrent que la chair humaine peut être le réceptacle de Dieu et parler de lui. Pour les franciscains la nature en queque sorte est enchantée.
·       L’approche par la révélation . La philosophie médiévale va rajouter à la théorie aristotélicienne une  idée évidemment absente : celle de la révélation ; c’est l'idée que nous pouvons  non seulement connaître Dieu par la pensée mais aussi le découvrir par la révélation. Pour Bonaventure et les franciscains  la révélation est la voie qui permet d’assurer une similitude de proximité  de l’homme avec Dieu (Cette démarche deviendra ultérieurement une voie empruntée par le protestantisme).Il y a deux révélations : l'Écriture et la révélation intérieure. Cette quête intérieure conduira parfois à un certain mysticisme au XIII° siècle (Maître Eckhart) en réaction à la trop grande prégnance du  dogmatisme scolastique.
·      L’approche par le don. Le corps stigmatisé et souffrant de François parle  du corps souffrant du Christ. Il est dans le « non agir » (proche de la philosophie hindoue), pur réceptacle en attente du don de Dieu. Les franciscains développent une théologie de la pauvreté  et de la donation afin de pouvoir tout attendre de Dieu par qui on ne peut être comblé si l’on n’est pas soi même totalement démuni. Pour les franciscains (Bonaventure) l’être de Dieu est le don. Dieu « déborde » de lui même en quelque sorte. C’est une rupture importante avec le dieu - concept des philosophes car  cela marque le point extrême de la relation entre Dieu et l’homme, relation voulue par Dieu, recherchée par l’homme. Le don est la source de l’Etre .La donation s’intègre dans l’être. Il n’y a pas d’Etre sans donation d’être. Jean Luc Marion au 20° siècle dans son ouvrage « Dieu sans l’être » au titre parfois mal interprété le souligne : Dieu n’est  pas le dieu des philosophe aristotéliciens,  celui de l’être pur qui est en même temps pur concept, c’est celui de l’être et du don indissociables ; un « Don- Etre » .


En synthèse l’approche Foi /Raison est bien explicitée par Saint Thomas qui situe la sienne entre « intellectus » et « ratio ».Le ratio est un mode discursif situé dans l’intelligibilité qui permet de connaître les objets finis ; l’intellectus en revanche est une capacité d’intuition qui permet d’accéder aux vérités divines que la raison ne peut atteindre seule. La pensée humaine est un va et vient dans cet espace intermédiaire entre les deux approches, une sorte de tâtonnement itératif et progressif dans un clair obscur qui s’illumine peu à peu. Le dieu des philosophes et le dieu des croyants ont partie liée.


Un extrait de la lettre encyclique « Fides et Ratio » de Jean Paul II  pourrait servir de commentaire  à cette période scolastique : « la foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l'esprit humain de s'élever vers la contemplation de la vérité. C'est Dieu qui a mis au cœur de l'homme le désir de connaître la vérité et, au terme, de Le connaître lui-même afin que, Le connaissant et L'aimant, il puisse atteindre la pleine vérité sur lui-même ».

A la  période scolastique le christianisme s‘enrichit de preuves qui tentent d’attester l’existence et la pertinence d’un principe créateur. Jamais la raison n’a autant complémentée la foi.
Mais même si des preuves « naturelles » complètent les arguments philosophiques déployés  ceux ci ne prouvent toujours pas que le créateur du monde est omnipotent, omniscient, bon ; que ce Dieu recherché est bien celui d’Isaac, d’Abraham de Jacob et que son fils incarné et  ressuscité apporte le salut aux hommes. Nul théologien scolastique par exemple (Anselme, Thomas, Bonaventure)  ne peut soutenir l’existence de la Trinité à partir de la preuve ontologique.
D’une certaine manière tous les arguments permettant au dieu de la raison se consolident sans que pour autant des appuis irréfutables au dieu des croyants soient apportés. Certes le dieu des philosophes et le dieu de la foi ne s’excluent plus, se sont rapprochés car l’un n’empêche pas d’accéder à l’autre mais ils ne se sont pas confondus.
C’est de cette impossibilité conceptuelle que Descartes et Pascal vont tirer des conséquences radicales et opposées


7) Pascal et  Descartes ont  - ils le même Dieu ?

Le face à face entre Pascal et Descartes constitue sans doute le nœud le plus significatif d’inflexion radicale en ce qui concerne la relation entre Dieu de la foi et dieu des croyants, et ce, sans doute à l’insu des deux protagonistes, car ce sont les conséquences ultérieures qui seront tirées  de leur position méthodologique réciproques qui créeront la rupture plus que le fond du débat lui même. Car  opposer Pascal et Descartes sur la problématique du dieu des philosophes et du dieu des croyants semble à première vue paradoxal. Car tout semble les rapprocher : tous deux sont des  scientifiques, tous deux sont chrétiens, tous deux sont métaphysiciens, tous deux sont anti-libertins, tous deux ont connu une nuit mystique, tous deux s’attachent passionnément à connaître Dieu.
Pourtant les approches du divin déployées par l’un et l’autre vont les opposer et contribuer à créer les motifs qui permettront aux penseurs des siècles ultérieurs  en s’appuyant sur Descartes de justifier la séparation radicale entre dieu des philosophes d’un côté et dieu de la foi de l’autre. Même si Descartes n’a pas imaginé une postérité  contraire à sa foi chrétienne, car on pourra considérer le rationalisme cartésien à l’origine de l’athéisme moderne, il est un fait qu’il en a permis l’émergence en inspirant d’une certaine manière l’époque moderne où toute connaissance va être référée à l’homme plutôt qu’à Dieu. Apres que raison et foi se soient affrontées dans l’antiquité dans le dialogue entre Jérusalem et Athènes, après que les scolastiques aient tenté de concilier ces oppositions en mettant la raison au service de la foi, le XVII ° siècle avec Pascal et Descartes va à nouveau  disjoindre raison et foi – et ce de manière suffisamment vivace pour que cette séparation se pérennise jusqu’au 20° siècle

Pour Descartes la nature  résulte d’un enchaînement infini de causes et d'effets et il voit Dieu premier mouvement créateur de cette chaîne causale. La nature  est accessible à la raison déductive. Car sa rationalité tient à des lois que Dieu a établies et qui correspondent à notre pensée, qu’il a lui même crée. Et la philosophie en est le support, ce dont il ne fait pas mystère  dans l’introduction aux Méditations adressée à « Messieurs les doyens et docteurs de la faculté de théologie de Paris » : « j’ai toujours estimé que ces deux questions , de Dieu et de l’âme, étaient les principales de celles qui doivent plutôt être démontrées par les raisons de la philosophie que de la théologie ». Le fondement de toute connaissance devient  pour lui le fait de penser  lui même, le cogito.

Descartes opère ainsi un véritable renversement de la pensée en anthropologisant la question de Dieu. Désormais la découverte de Dieu ne s’opère plus par la voie cosmologique  mais par l’homme. Le monde n’est plus, comme à la  période scolastique qui avait privilégiée l’analogie, le signe de Dieu. Car le « cogito »  est la pierre angulaire sur laquelle progressivement les pensées peuvent s’articuler et se développer. En effet même si je doute de tout méthodiquement, y compris de mon propre doute, « je » ne peux évacuer que je doute de tout, donc je pense comme existant. Et c’est sur le socle irrécusable et fondamental de ce « je » existentiel dont on ne peut douter, que peut se bâtir  toute pensée cohérente. Ce bouleversement inouï introduit par Descartes divinise l’homme de manière profane en le faisant maître de son propre destin en tant que  « je suis ». Il ouvre les temps modernes de consécration du « je ». Gabriel Marcel par exemple critiquera Descartes qui enferme le moi dans sa propre coquille : le « je pense donc je suis  » est un carcan qui est un handicap majeur essentiellement pour une relation possible à autrui qui d’une certaine manière « n’est plus »)

Descartes affirmera  qu’il n’ y a qu’une seule méthode pertinente  d’approche du réel, quel qu’en soit l’objet (contrairement à Aristote qui assignait à chaque objet sa méthode) : cette méthode unique est  une réduction du réel à un modèle  dont l’idéal est la preuve mathématique «ceux qui cherchent le droit chemin de la vérité  ne doivent s’occuper d’aucun objet sur lequel on ne puisse avoir une certitude aussi grande que celle de démonstrations de l’arithmétique et de la géométrie [36]».
Le savoir non humain, et d’abord celui qui relève de Dieu et de la révélation, dépend non de la logique et du raisonnement, mais  de la seule volonté humaine d’y accéder  « Cela ne nous empêche pas néanmoins de croire « croire ce qui a été objet de la  révélation divine est plus certain que n’importe quelle connaissance :la croyance qu’on lui témoigne portant dans tous les cas sur des choses cachées, ce n’est pas un acte de l’esprit mais de la volonté)[37].

Même si le recours à la seule raison humaine, posée comme réfèrent absolu,  va être utilisé pour notamment justifier, voire « panthéoniser » le dieu des philosophes ( comme « être suprême par exemple à la révolution française) il serait erroné de voir en Descartes un tenant du déisme. Il  écrivait à Mersenne, le 15 avril 1630 : « J’estime que tous ceux à qui Dieu a donné l’usage de la raison sont obligés de l’employer principalement pour tâcher à le connaître et à se connaître eux‑mêmes¨ Pour lui, ce dieu est celui des chrétiens, aussi bien dieu des savants que des croyants. Mais  raison et foi qui ne s’opposent pas, relèvent de deux ordres différents et hétérogènes car « l’incompréhensibilité » de Dieu ne peut s’accommoder que de la seule théologie révélée.

Pour Pascal en revanche, il y a une confluence naturelle de la foi et de la raison et il va s’insurger contre Descartes « je ne puis pardonner à Descartes, il aurait bien voulu dans toute sa philosophie pouvoir se passer de Dieu ; mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement ; après cela il n’a plus que faire de Dieu »[38] .En synthèse il juge cruellement « Descartes inutile et incertain »[39].
Car pour Pascal les preuves métaphysiques de l’existence de Dieu sont sans intérêt si le but fondamental poursuivi n’est pas le salut de l’homme, salut que seule la révélation apporte et non l’orgueil de la raison. L’intelligibilité du christianisme ne peut être déconnectée comme le fait Descartes  de la raison, car la révélation éclaire tous les problèmes philosophiques d’une lumière nouvelle et oblige l’homme à se situer :c’est la philosophie qui devient tributaire de la révélation dans l’apologétique pascalienne.
Le texte du Mémorial ci après éclaire bien cette ligne de fracture entre le dieu des philosophes  et le dieu des croyants

« Feu
«Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob»
Non des philosophes et des savants
Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix
Dieu de Jésus Christ »

Ce court texte du mémorial de Pascal (25 lignes  au total ) écrit dans la nuit du 23 novembre 1654, qui aurait été inconnu si un domestique,  ne l’avait découvert cousu dans son pourpoint , est significatif d’une manière de penser et croire singulières  . L’opposition faite ici entre le  « dieu des philosophes et de savants »  et  le  « dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob » qui est  « le Dieu de Jésus Christ » est claire.  L‘invocation n’est pas adressée à un principe créateur désincarné aristotélicien  ou un « dieu des croyants » (qui serait un être suprême innomé) mais  au Dieu des chrétiens. Rupture avec les savants – que Pascal  lui même est par ailleurs. Au dieu abstrait des philosophes, clef de voûte présumée d’un système rationnel, Pascal veut opposer un Dieu vivant qui se manifeste, qui conclut une alliance avec les hommes et qui s’incarne, un Dieu personnel qui s’inscrit dans l’histoire en se révélant.
Pascal n’est  pas dans l’ordre de la raison,  mais dans celui du ravissement et de la certitude  d’appartenance au « Feu » ardent qui le brûle de joie provoqué par ce Dieu qui lui confère « Certitude, Sentiment, Joie, Paix ». Plus loin, Pascal n’évoque pas plus l’adhésion intellectuelle à un principe créateur, mais  à un   Dieu- Christ qui « se conserve  par voie enseignée par l’Evangile » Cette inclination l’entraîne à « une renonciation totale et douce » à tout ce qui n’est pas « soumission totale à Jésus Christ ». La référence au  prologue de Jean, «  le monde ne t’a point connu mais je  t’ai connu »[40], fait place à l’exaltation « Joie, Joie, joie, pleurs de joie »  mais aussi à l’anxiété de l’abandon de Jésus  «Je m'en suis séparé: Dereliquerunt me fontem aquae vivae. (Ils m'ont abandonné, moi, la source d'eau vive) et à cet appel « mon Dieu me quitterez vous ? » qui  en rappelle un autre [41] car Pascal lui aussi  s’est écarté de Dieu.  Ce mélange  forme un écrit lyrique  comme une ode qui  prend  une forme graphique inusuelle qui s’apparente par sa disposition à un calligramme apollinairien. A  sa lecture on  pourrait conclure  que Pascal est entraîné par un sentiment puissant d’exaltation. Fond et forme inextricablement mêlés .Ce cheminement hors du raisonnement hypothético-déductif pourrait justifier  une annotation d’Emile Brehier introductive à son chapitre sur Pascal : « Pascal (1623-1662) n’est pas un philosophe : c’est un savant et un apologiste de la religion catholique ».[42]


Ce texte du mémorial constitue la borne qui marque clairement  la rupture entre Dieu des croyants et Dieu des philosophes. Cette rupture est finalement indépendante des croyances réciproques de Descartes et Pascal mais  résulte de la « méthode » employée car pour Pascal la révélation questionne l’ensemble de la réflexion humaine. Suivant  la voie choisie les démarches philosophiques  ultérieures conduiront au théisme ou au déisme. 

B)    OPPOSITION, CO -EXISTENCE OU COMPLEMENTARITE

8) Les prolongements modernes de l’opposition
Kant après Hume va contribuer à développer cette opposition car pour lui Dieu reste un concept que l’homme n’a pas la capacité de penser. Il relève de la  croyance. « J’ai du supprimer le savoir pour lui substituer la croyance »[43].Et donc chacun reste libre de ses choix spirituels : rien ne conclusif ne pouvant être démontré du point de vue de la raison spéculative. Même, si sur le plan pratique, Kant considère que la religion à une fonction éducatrice et moralisatrice qui est bénéfique (c’est bien d’ailleurs la place que Napoléon assignait à la religion). Kant pense le monde comme une téléologie c’est à dire que la nature possède en elle sa propre fin et se développe en fonction de celle ci. En chaque chose réside une désir d’accomplissement, que Nietzche au 19° siècle qualifiera comme une volonté de puissance « essence la plus intime de l'être ».Il y  donc un principe organisateur qui est une force interne au monde ; mais n’est ce pour autant un dessein d’un dieu sous jacent et caché qui conforterait  l’argumentaire du dessein de Saint Thomas D’Aquin ?  
Durant le 18° siècle le dieu des philosophes des Lumières va s’imposer, et présider même à la révolution française, le dieu révélé des croyants (et donc de l’église catholique) étant suspect de servir l’ordre établi.  Voltaire comme  Rousseau qui exalte dans le « Vicaire Savoyard » la piété de la religion naturelle que tout homme devrait suivre, inspireront Robespierre pour bâtir son « culte de la Raison et de l’Etre suprême » point d’orgue des cérémonies du Champ de Mars. A la même époque,  autour de quelque pasteurs protestants anglais appartenant à la « Royal Society »londonienne va naître  la franc maçonnerie spéculative anglaise et le  concept de « grand architecte de l’univers » qui est le  dieu des philosophes :il est postulé en effet un principe créateur auquel chacun peut adhérer suivant sa conviction ou la religion de son pays, ce concept se voulant fédérateur du besoin des spiritualité des hommes, quel que soit  leur race, leur opinion, leur religion car ils doivent être « ni athées stupides, ni libertins irréligieux ».Peu à peu va s’instaurer en occident une sorte de religion civile universelle, que ce soit par exemple dans les textes américains promouvant  « one nation under god », ou la déclaration des droits de l’homme de 1789  par laquelle «  l'Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Etre suprême, les droits suivants de l'Homme et du Citoyen ».On assiste au début du règne qui se veut sans partage du dieu des philosophes sur la société.

9) Dieu(x) des philosophes et/ou dieu(x) d es croyants ?
Le rationalisme du 19° siècle va accroître cette désaffection  vis à vis du dieu des croyants même si les penseurs de « l’ère du soupçon » (Marx , Freud, Nietzsche) ne sont pas sans ambiguïté car chez eux  le rationalisme affiché  n’est jamais bien loin de la croyance.
L’Histoire, chez Hegel, devient le nouveau cosmos, à l’intérieur duquel l’Homme échappe à l’attente passive du Salut pour aller vers le Progrès. Cette conception renvoyait déjà implicitement à une théologie d’inspiration chrétienne, resituée dans un contexte idéologique extra-religieux. Mais Marx peut encourir une critique encore plus radicale. Car après avoir fait le deuil d’une religion qui est « l’opium du peuple »il propose que l’homme soumis à une  aliénation résultant des conditions de production se libère, par  la dialectique de la lutte des classes, et bâtisse une société humaine sans classes sociales et donc sans contradiction. L’homme nouveau enfin libéré se réappropriera son être dans cet état qui marquera la fin de l’histoire. Même si Marx ne s’est pas beaucoup étendu sur les modalités concrètes de cette vision béatifique, cette perspective téléonomique qui se voulait un matérialisme « scientifique » apparaît comme une  transposition   de la Jérusalem Céleste.
L’histoire du dieu des  philosophes et des croyants nous l’avons souligné est l’histoire de ces  rapports entre foi et raison qui n’ont cesse d’évoluer. A l’époque contemporaine cette évolution est la conséquence de la sécularisation progressive de la société, de  l’individualisation des comportements, du progrès technologique et de la mondialisation. Aussi les  places assignées traditionnellement à  la raison et à la foi qui délimitaient les territoires respectifs du dieu des philosophes et du dieu des croyants ne sont plus aussi établies et fixées qu’elles ont pu l’être par le passé. D’une certaine manière l’opposition entre dieu des philosophes et dieu de la foi semble dépassée. Les liaisons et les contradictions entre ces deux pôles foi et raison se sont accumulées autour des trois grands blocs de pensée : athéisme, déisme, théisme.
Le courant scientifique athée est illustré par un Stephen Hawking[44] qui répondant aux  questions « pourquoi y a t il quelque chose plutôt que rien ? Pour qui existons nous ? » réfute  l’argument de la théologie naturelle d’une cause première : «nous affirmons  qu’il est possible de répondre à ces questions sans recourir à aucun être divin ».
Mais contradictoirement  de plus en plus de scientifiques dans une perspective déiste réactualisent l’argumentaire du dessein développé par Saint Thomas d’Aquin. En effet il apparaît que les constantes mathématiques et cosmologiques qui président à la naissance de l’univers (et donc de l’espace et du temps) sont d’une telle précision qu’il est impossible que le hasard y ait seul sa place comme le prétendait Jacques Monod« L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers, d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part »[45] . C’est au contraire dans un réglage extrêmement fin des paramètres cosmologiques que la plupart de scientifiques voient aujourd’hui à la suite d’Einstein « la pensée de Dieu » et confortent une  version actualisée du dieu des philosophes. Enfin la foi elle même, notamment chrétienne, est soumise aux fluctuations de l’époque et à ce que la sociologue des religions Daniel Hervieu Leger nomme le « bricolage épistémologique »c’est à dire la propension des croyants a s’affranchir des dogmes religieux pour se constituer leur propre socle de foi « bricolé » à partir d’ingrédients spirituels divers puisés dans différentes traditions. Avec les risque de syncrétisme et de panthéisme diffus afférents à cette démarche dictée par un désir de Dieu toujours aussi présent.
                                                   

CONCLUSION
Le dieu des philosophes et le dieu des croyants constituent deux modalités d’approche du sacré, parfois   opposées, parfois complémentaires ou conjointes. Paul Tillich par exemple soutient le fait  que le dieu des philosophes et celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob sont un seul et même dieu.  

Le dieu des philosophes est un dieu pensé .Mais le mystère demeure et c’est le dieu de la foi qui répond à ce mystère en s’incarnant de différentes manières. Car le dieu de la foi est un dieu vécu. Il n’est pas un concept mais d’abord une relation ; un être agissant dans le monde,  nouant des rapports intimes, privilégiés et personnels, veillant au salut des hommes. Et surtout il est consubstantiellement être et don comme le développe Jean Luc Marion.

Le désir que l’homme a de connaître Dieu peut être contesté scientifiquement ou philosophiquement quant à sa pertinence rationnelle mais il dure malgré toutes les morts successives de Dieu annoncées. Cette persistance  est  illustré par un jugement inattendu et surprenant de Sartre dans « Situations »[46] : "Dieu est mort, mais l'homme n'est pas, pour autant, devenu athée. Ce silence du transcendant, joint à la permanence du besoin religieux chez l'homme moderne, voilà la grande affaire aujourd'hui comme hier."
BIBLIOGRAPHIE


ARISTOTE.  La métaphysique.  Tome 1. Librairie Philosophique  J. Vrin. Paris  1991.
BOTTERO Jean La Plus belle histoire de Dieu .Seuil. Paris 1997.179 p
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WATERLOT Gislain Dieu des philosophes et dieu des croyants cours faculté  de théologie de Genève printemps 2009 www.unige.ch/theologie/cite/conferences/audio/waterlot/




[1] SCHNETZLER  Jean-Pierre le bouddha, médecin insurpassable. http://www.buddhaline.net/Le-Bouddha-medecin-insurpassable
[2] HADOT Pierre. Exercices spirituels et philosophie antique. Bibliothèque de l’évolution d e l’humanité. Albin Michel .2002.p.33
[3] SAINT AUGUSTIN. La Cité de Dieu  Livre huitième : Théologie naturelle .Chapitre II. http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
[4] ARISTOTE.  La métaphysique. A,7.  Tome 1. Librairie Philosophique  J. Vrin. Paris  1991.p 67
[5] GILSON Etienne.  Dieu et la philosophie.  Petrus a Stella. 2013.p1
[6] LA BIBLE .Psaumes. 42.2
[7] PLATON.  Timée. 90a. Gallimard .Coll. Tel .Paris 1992. p.252
[8] SAINT AUGUSTIN  les Confessions .Gallimard. 1998. Coll. Pléiade. Œuvres T.1, p.781
[9]  idem.Livre X .Ch XXVII.p.1006
[10] idem. Livre XI , IX.11.p .1036- 1037
[11] in HADOT Pierre. La  philosophie  comme manière de vivre .Albin Michel. Coll. itinéraires du savoir. Paris .2001.p.27
[12] LUBAC HENRI (de). La connaissance de Dieu. Paris éditions du Témoignage chrétien. 1948. p 14
[13] SARTE J.P. L’existentialisme est un humanisme. Gallimard. Coll. essai Folio. 1996.p.77
[14] FREUD Sigmund. L’avenir d’une illusion.Hatier.Coll.Classiques&Cie.Philo.Paris 2012.125 p.
[15] LECUIT Jean Baptiste. Y a t il un désir naturel de Dieu .Revue d’éthique et de théologie morale Cerf 2010/4 p.144
[16] DURKHEIM Emile Les formes élémentaires de la vie religieuse .PUF. Paris 1960 Coll. Quadrige.p. 33
[17] TOQUEVILLE Alexis (de )Tocqueville, De la démocratie en Amérique II (1840). Oeuvres complètes.
Tome l, volume 2, Paris 1951 ; p. 30.).
[18] MARX Karl .Pour une critique de la philosophie du droit  de Hegel (1843) « La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit des conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple."
[19] ONFRAY Michel. Traité d’athéologie.Grasset&Fasquelles.2005. Coll. Le livre de poche.315 p.
[20] OTTO Rudolf. Le sacré .Payot. Coll. petite bibliothèque Payot. Paris 234 p.
[21] GAUCHET Marcel Le désenchantement du monde.Gallimard.Coll. Folio essais .Paris 1985.454p
[22] SAINT AUGUSTIN. La Cité de Dieu  Livre huitième : Théologie naturelle .Chapitre II.
[23] MATTEI Jean François. La puissance du simulacre ; Dans les pas de Platon .François Bourin. Editeur .Paris .2013.205 p
[24] PLATON.  Timée. 28 B. Gallimard .Coll. Tel .Paris 1928.P183
[25] idem 28C.p184
[26] idem 29 e. 30 b .p 185 -
[27] SAINT AUGUSTIN la Cité de Dieu .Chapitre XI . http://www.abbaye-saint-benoit.ch/

[28] ARISTOTE.  La métaphysique. A,2.  Tome 1. Librairie Philosophique  J. Vrin. Paris  1991.p 19

[29] Actes des apôtres 17, 22-25)
[30] GILSON Etienne Dieu et la philosophie  Petrus a Stella 2013.p.18-20
[31] DEBRAY Régis .Dieu un itinéraire. Editions Odile Jacob nov. 2007. p 87
[32] LE NOUVEL OBSERVATEUR  du 21 Août 2014.Interview De Thomas Römer. p.
[33] SOLER Jean Qui est Dieu ? Editins d eFallois.Paris 2102.p13
[34] Michée 4,5
[35] Acte des apôtres 17, 28-32
[36] DESCARTES Règles pour la direction de l’esprit Gallimard, Règle II Coll. Pléiade Règle II , p.42
[37] Idem op. cité ,V .P 17
[38] PASCAL  Pensées  Edition Brunschwicg. Garnier Fréres. Paris 1964.Pensée 77.p 94
[39] idem. Pensée 78
[40] Jean 1 :5 « et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise. »
[41] : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matthieu 27:46 et Marc 15:34)
[42] BREHIER Emile . Histoire de la philosophie T2 Pascal Librairie  Felix Alcan p .96
[43] KANT Emmanuel .Critique de la raison pure. Presses Universitaires de France.1966 P.24.Coll. SUP. p 8
[44] HAWKING Stephen y a t il un grand architecte de l’Univers ? Ed. Odile Jacob. Paris. 2011
237 p.
[45] MONOD Jacques. Le hasard et la nécessité. Le Seuil. Coll Point Essais. Paris 1973. 224 p
[46] SARTRE Jean Paul. Situations philosophiques. Gallimard. Coll Tel. Paris 1990.336 p
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