« Seules les traces font rêver »
René Char
Longtemps j’ai eu sous les yeux, posée sur mon bureau, une photo représentant l’empreinte des pas du bouddha sur le sol .Un fidèle avait orné ces traces de quelques pétales. C’était avant, bien avant que les pas de l’Eveillé le portent vers l’occident grec, avant que le Gandara lui donne figure humaine et fige ses traits de pierre.
Magie des traces.
Traces du petit prince dans le désert, empreintes du lièvre d’Alice dans la neige. Traces des volutes des cigares dans l'air chaud réunissant Corto Maltese et Rimbaud sur un boutre au soleil couchant en Abyssinie.
Dans son roman les « Villes Invisibles » Italo Calvino fait décrire au Grand Khan une ville, Ersilie ou Ersilium autant que je m’en souvienne, dont les habitants tendent des fils pour relier leurs maisons. Chaque textile coloré symbolise une affection, un souvenir, une dispute, une naissance, une transaction. Chaque trace de coton déroulé raconte une histoire . Lorsque la cité étouffe sous la masse de sa mémoire textile, ses habitant démontent leurs maisons et partent bâtir une ville neuve plus loin, vierge de mémoire. Au matin , il ne reste plus dans le désert qu’un écheveau de fils chatoyants flottant dans la brise.Lorsque le voyageur découvre par hasard cet entrelac coloré , il lui faut un œil initié pour y lire les histoires de lutte, de sang, d’amour, des habitants enfuis.
Ainsi, souvent dans les cols de l’Himalaya, lorsqu’on découvre les drapeaux de prières tibétains qui répandent des vœux de félicité sur les hauts sommets enneigés, on se prend à rêver que ces "chevaux du vent" sont les traces d’histoires d’hommes et de femmes aux visages burinés dont ils sont les évanescents messagers. Comme des fils de l’étoffe dont on fait les songes, leur masse accumulée, au fil des ans est telle parfois qu'on sent peser dans le ciel comme le poids d’un peuple entravé.
J’ai recherché dans les « Villes invisibles » de Calvino le passage relatif à Ersilium. En vain ai-je feuilleté le livre. Les traces de cette cité semblaient à leur tour s’être estompées entre les pages jaunies L'avais je lu ou avais-je rêvé de l'avoir lu?
Découragé j'ai jeté le livre sur la table de chevet: en tombant il s'est échappé de ses pages jaunies un très fin fil coloré que je n'y avais jamais placé.
Noël Imbert-Bouchard