Commentaire de Noel IMBERT BOUCHARD sur le Grain de sénevé (granum sinapsis )
De Maître ECKHART
Le grain de Sénevé est un poème en allemand, le seul connu de Maître Eckhart et l’origine de son auteur ne fait pas de doute. Il avait semble-t-il vocation à être chanté comme lied dans une séquence liturgique[2].
Ce poème concentre de manière dense la pensée théologique de Maître Eckhart qui emprunte là, une voie originale. La théologie, comme la philosophie constituent des modes spéculatifs qui se prêtent avec difficulté à un traitement poétique ; cette difficulté explique peut-être la rareté de la production poétique de Maître Eckhart connue à ce jour. Le poème est une tentative faite par Eckhart pour faire éprouver de manière sensible cet au-delà spéculatif qu’est la naissance de Dieu dans l’âme dont la raison spéculative ne peut rendre compte qu’imparfaitement. Car la poésie permet une pluralité d’interprétations sensibles, presque charnelles, différentes de celles qu’offre un texte didactique. Pour ne prendre qu’un seul exemple biblique, le Cantique des Cantiques offre un champ toujours neuf et renouvelé à l’interprétation. Eckhart en utilisera d’ailleurs abondamment les métaphores dans le sermon 71. Aussi le grain de sénevéoffre-t-il des arborescences nouvelles, comme l’arbre éponyme qui se déploie, arborescences qui vont au-delà des mots et des phrases qui les décrivent. Le poème convoque le lecteur à s’affranchir du texte lui-même. Cette liberté qu’offre la licence poétique n’est pas sans risque d’égarement. Mais au cas précis, ce risque est limité par un commentaire latin du texte attribué à Eckhart lui-même, ou parfois prêté à un familier de son entourage dont la pensée est si pénétrée de celle du Leibemeisterqu’on ne peut les différencier.
La pensée de Maître Eckart a pu être qualifiée de mysticisme spéculatif. La difficulté pour l’auteur est de passer d’un mode spéculatif à une démarche mystique, ces deux appréhensions du réel se situant dans des registres d’expression de nature différente. Le poème est certainement ici un intermédiaire qui autorise avec souplesse ce passage, fonctionnant comme un convertisseur entre deux modes différents.
Pour autant ce court chant lyrique composé de huit strophes de dix vers n’a pas vocation à servir de compendium à l’immense œuvre mystico- spéculative de Maitre Eckhart. Nous en ferons le commentaire par référence à cette œuvre tout en soulignant la dimension poétique qui lui est propre ainsi que ses résonances avec les thèmes de la symbolique spirituelle universelle. Pour y parvenir, il nous semblé plus pertinent, sans exclure les synthèses nécessaires, de privilégier une méthode analytique qui rend mieux compte de la texture poétique, approche que le commentaire latin du granum avait également privilégiée. La difficulté du commentaire linéaire réside néanmoins dans le fait que dans son agencement interne le poème fonctionne « en boucle », en écho à la boucle par laquelle Eckhart figure la Trinité. Cet enroulement systémique qui en constitue une des richesses provoque parfois un risque de redondance du commentaire que nous avons tenté de limiter en diversifiant les approches d’un thème lorsqu’il s’avère répétitif. Nous avons regroupé ce travail sous trois parties qui constituent des périodes clés du texte
— le socle trinitaire (strophes1, 2, 3),
— l’appel du désert intérieur (strophes 4, 5, 6, 7),
— la naissance de Dieu dans l’âme (strophe 8).
I- LE SOCLE TRINITAIRE DU GRAIN DE SENEVE
1
Au commencement
au-delà du sens
là est le Verbe
Ô le trésor si riche
ou commencement fait naître commencement !
Ô le cœur du Père
d’où, a grande joie
sans trêve flue le Verbe !
Et pourtant ce sein-là
en lui garde le Verbe. C’est vrai.
|
Au commencement, au-delà du sens, là est le verbe.
Comme Jean l’évangéliste, Eckhart introduit son poème par la tournure biblique « Au commencement » qui n’indique pas une temporalité mais une référence à une Source principielle. Pour Eckhart, l’Être est Dieu « esse est Deus ». Ce commencement marque l’origine d’une dualité, celle de Dieu et de l’homme. Celui-ci est conçu à l’image de Dieu (Gn 1, 26) et s’il est susceptible de capax dei, une altérité ontologique demeure entre le fini et l’infini. Le disciple d’Eckhart, Henri Suso écrit dans le Livre de la Vérité : « Mais lorsque […] je reçus mon être créé j’eus un Dieu, car avant que fussent les créatures, Dieu n’était pas “Dieu” mais bien plutôt : il était ce qu’il était ».
Au commencement, au-delà du sens,là est le Verbe.
Cette reprise du prologue johannique est explicitée dans le commentaire latin du Grain de sénevéde trois manières : le Verbe même était le Principe (causalité du Principe) ; dans le Principe était le Verbe, c’est à dire le Fils était dans le Père (consubstantialité du Fils et du Père), ou le Verbe était avant que toute chose ne soit (principe de son éternité).
La parenté avec l’écrit johannique n’exclue pas une orientation différente des deux textes. Si dans le prologue Jean écrit « le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu », Eckhart complète : « Ô le cœur du Père d’où à grande joie flue le Verbe, et pourtant en ce sein-là en lui garde le Verbe ».Car Eckhart accorde une primauté au mouvement et au flux dans l’unité. Son texte apparaît moins prioritairement christocentré que le texte johannique. Sa première strophe est bien dédiée au Verbe et au Père mais la seconde sera immédiatement consacrée à l’Esprit et à la Trinité. Comme il le fut pour Saint Augustin ce tropisme trinitaire constitue un marqueur fort de l’identité théologique d’Eckhart.
Le temps présent « Là [est] le Verbe »marque une autre différence avec Jean. Comme le remarque Kurt Ruth dans son commentaire du Grain de Sénevé, le verbe être à l’imparfait (était/war) est changé ici en un présent (est/ist)[3]. Ce temps présent indique la permanence renouvelée de ce commencement anhistorique, ou « le commencement fait naître le commencement ». Il ne peut y avoir un « avant » qui préexiste au temps que Dieu a créé, lui qui est de toute éternité. Le temps ne peut précéder son propre créateur et le Verbe qui lui est consubstantiel ne peut avoir « été » car ontologiquement il « est celui qui est ». Car dit Eckhart, comme le fera Suso « avant que les créatures fussent, Dieu n’était pas Dieu : il était ce qu’il était ! ». Kurt RUH voit dans l’imparfait employé par Saint Jean une dimension sotériologique, ce qui s’explique si l’on y voit l’origine d’un projet divin pour l’homme. Mais Eckhart s’ancre lui, par cet éternel présent, dans une donnée augustinienne de la permanence exposée dans les Confessions[4]. C’est le temps d’un flux continu qui ne s’origine qu’en lui-même. Cette conception théologique du commencement va prendre dans l’histoire de la pensée une dimension philosophique qui ne fait pas du temps une donnée objective, mais le moment subjectif d’un vécu tel qu’il se constitue et prend sens dans la conscience. Husserl dans ses Leçons sur la conscience intime du tempsa rendu hommage au XIelivre des Confessions dans lequel saint Augustin expose cette origine subjective[5].En enjambant allégrement les siècles, nous pouvons percevoir que Augustin et Eckhart inspirent cette mémoire du temps que Bergson a développé dans son premier ouvrage « Matière et mémoire » ou le temps est vécu comme la « substance » même de la conscience par opposition à l’espace matériel et au temps « spatialisé ». L’illustration de cette cristallisation du temps en un point focal est ainsi énoncée par Eckhart dans son sermon 2 : « Si l’esprit (de l’homme) était en tout temps uni à Dieu dans cette puissance, l’homme ne pourrait pas vieillir, car l’instant ou Dieu créa le premier homme, l’instant où finira le dernier homme et l’instant ou je vous parle sont égaux en Dieu et ne sont rien qu’un seul instant ». Sans opérer des rapprochements qui mériteraient d’être longuement détaillés pour ne pas être hasardeux, et qui dépassent le cadre de ce commentaire, ce « commencement » ouvre la réflexion à une conception de l’être et du temps qui trouve des échos phénoménologiques contemporains chez Heidegger notamment (Zeit und sein).
Ô le trésor si riche ou commencement fait naître le commencement
Cet éternel présent et commencement est « au-delà du sens »c’est-à-dire au-delà du fait de sentir, penser, voir, comme l’étymologie du mot sensus en rend compte et peut être est-ce cette difficulté à le découvrir qui en fait un « riche trésor » caché. Pour rendre compte de ce vers exclamatif louant ce « trésor si riche » le commentaire latin fait référence notamment au Livre des Causes « Le premier est riche par soi-même et il n’est pas de plus riche que lui ». Le même ouvrage ajoute « Et la preuve de cela est son unité […] parce qu’il est simple d’une simplicité achevée […] Mais les autres choses, de l’intellect ou corporelles, ne sont pas riches par elles-mêmes, bien plus, elles ont besoin que l’Un vrai répande sur elles ses bontés et toutes ses grâces [6]».L’Être est totalement simple, c’est-à-dire par essence non composé. Pour justifier cette absoluité, Eckhart dans son sermon 21 recoure à Paul qui énonce : « Un Dieu et Père de tous, par tous et en nous tous [7]» ce que Eckhart commente ainsi : « quand il dit [un] Dieu il entend par là que Dieu est Un en soi-même et séparé de tout ». Eckhart ajoute : « Cela veut dire que nous devons être un en nous-même être séparés de tout ; nous devons être un avec Dieu. Hors de Dieu il n’est rien que le simple néant ». Ce thème revient notamment dans son sermon 4 « Toutes les créatures sont un pur néant. Je ne dis pas qu’elles sont minimes ou sont quelque chose : elles sont un pur néant. Ce qui n’a pas d’être est néant. Toutes les créatures n’ont pas d’être, car leur être dépend de la présence de Dieu. Si Dieu se détournait un instant de toutes les créatures, elles deviendraient néant ».
Ö lecœurdu Père d’où à grand-joie sans trêve flue le verbe
Eckart précise le sens de ce recommencement en soulignant la fluence permanente du Fils dans le Père ; mystérieux processus par lequel l’unité engendre l’unité au sein d’une même essence. Il y ajout deux qualificatifs : celui de cœur et celui de joie. Le cœur, la joie ne sont pas seulement des attributs anthropomorphiquement prêtés à Dieu comme une acception moderne pourrait le laisser interpréter. Car le cœur qui est le siège des émotions (et de la première de toute qui est l’amour) est aussi dans la tradition biblique le lieu de l’intellect et le siège de la volonté. Dans celle-ci, le cœur, que soit celui de l’homme ou celui de Dieu, est le centre de l’Être, centre auquel Dieu seul peut accéder. Dieu regarde dans le cœur de l’homme (Samuel XVI, 7)[8]. Le christ demeure dans le cœur comme l’écrit Paul « […] de sorte que le Christ habite dans votre cœur par la foi. Je prie que vous soyez enracinés et fondés dans l’amour ». (Épitre aux Éphésiens 3,17) ; le verbe Habitedésignant une habitation permanente par opposition à un séjour temporaire et ceci inaugure cette possibilité d’inhabitation que Eckhart développera à la suite d’Origène. La tradition chrétienne de connaissance du cœur est la perception directe de la lumière intelligible, cette lumière du Verbe du prologue. Eckhart écrit dans le sermon 71 « Dieu donne à la nature d’agir et sa première œuvre est le cœur […] le cœur est au centre […] il contient toutes choses en lui ».
L’iconographie du Cœur du Christ est abondante dans le christianisme. Dans un article de la Revue des sciences religieuses Isabelle Raviolo opère un rapprochement entre le cœur du Christ gisant avec une cavité à la place du cœur et la naissance de Dieu en l’âme qui est la thèse centrale de Maitre Eckhart. Elle écrit : « Aussi avons-nous pensé qu’il était possible d’établir un rapprochement entre cette cavité et l’étincelle de l’âme (scintilla animae) chez Maître Eckhart : c’est là, dans cette étincelle, dit Eckhart, que Dieu naît dans l’âme et que l’âme naît en Dieu. Étincelle, fond, abîme, fine pointe de l’âme, château fort, syndérèse… autant d’appellations propres à la mystique rhénane pour dire le “lieu” de la naissance de Dieu dans l’âme : un “lieu sans lieu” où l’homme devient fils dans le Fils, participant, par grâce, à la vie trinitaire.À cette étincelle, Eckhart identifie “la véritable image de l’âme” — “celle où n’est formé rien d’extérieur ni d’intérieur, sinon ce que Dieu est lui-même [9] ».
Ö lecœur du Père d’où à grand-joiesans trêve flue le verbe
Quant à la joie, elle exprime une arborescente floraison sans cesse recommencée du Verbe qui flue ; flux qui s’écoule et se répand sans cesse, trop plein d’une donation permanente, d’une bullitioque Eckhart décrit ainsi dans son Sermon 2 : “J’ai souvent dit aussi qu’il est dans l’âme une puissance qui ne touche ni au temps ni à la chair : elle flue de l’esprit. Dans cette puissance, Dieu verdoie et fleurit absolument dans toute sa joie et tout l’honneur qu’il est en lui-même. C’est une telle joie du cœur, une joie si ineffablement grande que personne n’est capable de l’exprimer pleinement. Car le Père éternel engendre sans cesse son Fils éternel dans cette puissance, en sorte que cette puissance coopère à la naissance du Fils du Père et d’elle — même, comme étant le même Fils dans cette même puissance du Père”. Eckhart ajoute dans le sermon 51 : “Nul autre que le Fils n’honore le Père. Et personne non plus n’honore le Fils sinon le père seul […]. Le Père ne connaît rien d’extérieur au Fils. Il a une si grande joie en son Fils qu’il n’a pas d’autre besoin que d’engendrr son fils, car celui-ci est une similitude parfaite et une image parfaite du Père”.
Cette “bullitio” interne degrand -joie génèrel’émanation des personnes divines comme l’écrit Eckhart : “et pourtant ce sein-là en lui garde le Verbe. C’est vrai ! ».
Le Verbe est issu du Père source, “Principe sans Principe” qui reçoit la fluence à l’instar de ce qui est écrit dans l’Ecclésiaste 1,7 “les fleuves retournent vers le lieu d’où ils fluent pour pouvoir à nouveau fluer [10]».
C’est ce bouillonnement qui est la cause originaire de tout ce qui existe comme un trop-plein de donation permanente, une “ebullitio” créatrice sur laquelle la suite du poème nous permettra de revenir.
2
Des deux un fleuve
d’Amour le feu
Des deux le lien
aux deux commun,
coule le Très suave Esprit
A mesure très égale,
inséparable
Les Trois sont Un.
Quoi ? Le Sais-tu ? Non.
Lui seul sait ce qu’Il est.
|
Eckhart décrit le lien entre le Père et le Fils comme une relation d’amour continue, un flux permanent de feu liquide.
Il évoque ce que l’on a pu qualifier de métaphore du flux qui a pour but de rendre compte de manière dynamique de ce permanent échange sans cesse renouvelé et toujours le même entre les personnes de la Trinité, cette relation créatrice de l’unité que Saint Thomas a définie comme relation subsistante. Entre le Père et le Fils coule une relation d’amour qui est l’Esprit.
Pour Denys les allégories bibliques du feu (roues enflammées, animaux ardents, épées flamboyantes) révèlent la façon dont les intelligences célestes se conforment à Dieu. Pour lui le feu est la meilleure image de Dieu, la moins imparfaite de ses représentations.
La symbolique du feu (particulièrement en alchimie) est trop vaste pour être exploitée ici mais il faut noter que les anthropologues ont montré la signification sexuelle du feu — et donc de la reproduction — qui est universellement liée à la première technique d’obtention du feu par frottement, en va-et-vient, image de l’acte sexuel. Cette donnée est particulièrement développée chez des auteurs aussi différents que Mircea Eliade, Gaston Bachelard ou Gilbert
Durand[11].
Les trois sont UN
Le Père n’est père que par le fils qui ne l’est que par le Père, qui ne le sont que par l’Esprit d’amour qui les unit. Trois ne sont qu’Un. Mais Lui seul sait ce qu’Il est !
3
Trois la boucle
est profonde et terrible,
ce contour là
jamais sens ne saisira
Là règne un fond sans fond.
Échec et mat
temps, formes et lieu !
L’anneau merveilleux
est jaillissement
Son point reste immobile
|
Eckhart choisit de visualiser le Trois en Un, non sous la figure d’un triangle comme saint Athanase l’avait fait pour illustrer le Quicumque
mais sous forme d’un cercle, d’une boucle.Rappelons que cet écusson triangulaire attribué à Saint Athanase a pour objet de montrer visuellement que chacune des personnes de la Trinité est Dieu (ou plus exactement est en Dieu) sans que Dieu ne soit une quatrième personne composée des trois autres et sans qu’aucune de celles-ci ne soit résorbable en l’autre :
le Père n’est pas le Fils, celui-ci n’est pas l’Esprit et ce dernier n’est pas le Père. C’est une illustration synthétique frappante pour introduite la Trinité que développe leQuicumque :
« Le Père n’a été fait par personne et il n’est ni créé ni engendré ; le Fils n’est issu que du Père, il n’est ni fait, ni créé, mais engendré ; le Saint-Esprit vient du Père et du Fils, il n’est ni fait, ni créé, ni engendré, mais il procède. Il n’y a donc qu’un Père, non pas trois Pères ; un Fils, non pas trois Fils ; un Saint-Esprit, non pas trois Saint-Esprit […] Ainsi le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu ; et cependant ils ne sont pas trois Dieux, mais un Dieu ».
Cette triangularité va traditionnellement représenter Dieu. Mais ici Eckhart choisit une autre figure ; celle de la boucle ou du cercle pour rendre compte de la fluence des personnes divines enbullitiodans leur éternelle circumincession trinitaire[12].Dans l’iconographie chrétienne la Trinité est aussi parfois figurée par trois cercles. Augustin dans le De Trinitatedécrit comment trois anneaux d’or différents néanmoins peuvent être faits d’une seule et même substance[13] ;
Au-delà de la représentation chrétienne qui en est faite, le cercle et la sphère sont une figuration universelle de la déité dans les grandes traditions spirituelles. Le cercle est signe de l’unité principielle ; il symbolise l’absence de division et participe de la perfection immuable sans commencement ni fin. Il symbolise le ciel souvent associé au carré symbolisant la terre. Il est un fondsans fondpour le temps, le formes et les lieux. Denys l’Aréopagite écrit :« au centre du cercle tous les rayons coexistent dans une unique unité et un seul point contient en soi toutes les lignes droites[…] dans la mesure où elles sont plus proches du centre, par la même leur réunion mutuelle est plus.Henri Susose sert de la même comparaison du centre et du cercle pour évoquer Dieu et la création[14]. C’est ce point central que va évoquer Eckhart en conclusion de cette strophe[15]. Le même commentaire prononce “l’échec et mat” pour le “temps, formes et lieux ‘en exposant une histoire légendaire supposée à l’origine du jeu d’échecs. Sans écarter cette version, il est possible également de voir à nouveau dans ces vers l’expression de l’impossible intellection de ce ‘ce contour-là, que jamais sens ne saisira’,formule qui fait écho en cascade au second vers de la première strophe ‘au-delà du sens’et au troisième vers de la cinquième ‘jamais sens créé n’y est allé’. Cette insistance a pour but de rappeler sans cesse que la raison est impuissante à intelliger car ‘Lui seul sait ce qu’il est’. Et le commentaire latin de préciser :‘Inconnu de tous, il est proprement son propre contemplateur’.
Jeanne Ancelet Hustache écrit : ‘c’est l’essence divine, le principe de toutes choses, le fond originel (grund), le désert— cf. strophe 4 plus bas — l’Un sans nom et sans mode. Dans ce »’ fond »’ se situent les » idées » au sens platonicien, les archétypes ou pour employer le langage d’Eckhart les » images » de toutes les créatures[16]’. Eckhart emploie parfois le mot de Déité(Gotheit) pour qualifier un fond ‘au-delà’ de la diffusion trinitaire et de la diffusion des créatures et il écrit dans un texte allemand que Jeanne Ancelet — Hustache qualifie de ‘singulière hardiesse’ : ‘dans cet être de Dieu ou Dieu est au-dessus d e tout être et de toutes distinctions, j’étais moi-même, je me voulais moi-même, voulant créer l’homme que je suis. Et c’est pourquoi je suis la cause de moi-même selon mon être qui est éternel, mais non pas selon mon devenir qui est temporel’.
De Trois la boucle est profondeet terrible […] la règne un fond sans fond
Ce fond sans fond (Grund ohne grund)terrifie l’esprit humain qui approche du ‘Tout autre’ et prend conscience de son caractère fini. Cette rencontre avec la lumineuse plénitude de l’Être, est semblable à la peur qui peut être éprouvée devant la foudre. Cela crée surprise, effroi et tremblement, ce que l’anthropologue des religions Rudolf Otto qualifie de trémendum[17].
Saint Augustin exprime cet effroi dans ses Confessions ‘Qui pourra comprendre cette merveille ? Qui pourra la raconter ? Quelle est cette lumière qui par intervalle m’éclaire, et frappe mon cœur sans le blesser ; le glace d’épouvante, et l’embrase d’amour : épouvante, en tant que je suis si loin ; amour, en tant que je suis plus près d’elle ?[18] ».
l’anneau merveilleux est jaillissement
Comme nous l’avons vu Eckhartva privilégier une figuration fluide et mouvante de Dieu que l’on a pu qualifier de ‘métaphysique du flux’. Le bouillonnement interne déborde en jaillissement et s’épanche mais il y a un retour en Dieu trinitaire qui s’intellige ‘en soi pour soi’. De ce débordement extérieur (ebullitio) nait le flux et reflux qui crée la possibilité de la naissance de dieu dans l’âme de l’homme que Eckhart va développer dans les sermons 101 à 104. Ce jaillissement est un exitus reditusque l’on pourrait qualifier de ‘marée ontologique’ à défaut de trouver des termes plus adéquats. De ce jaillissement naissent les créatures par émanation et nous le verrons le retour vers la déité, que Eckhart nomme ‘la percée’. Il écrit ‘lorsque je fluai de Dieu toutes choses dirent : Dieu est’. En effet dans cette émanation (exitus) la créature va se reconnaitre comme telle en vis à vis de Dieu et son aspiration sera de revenir au sein du principe créateur : ‘dans la percée […] je suis au-dessus de toutes les créatures et je ne suis ni Dieu ni créature’ (sermon52/Beati pauperes spiritu).
Ces trois premières strophes formant le socle trinitaire sur lequel va reposer la métaphysique de la naissance de Dieu dans l’âme de Maitre Eckhart. Pour Eckhart, c’est l’Un qui prime et le poème tente de le faire partager par l’image de la boucle.
Dans le sermon 21 il énonce : ‘que désigne ‘Un’ ? ‘Un’ désigne ce à quoi rien n’est ajouté. L’âme prend la Déité telle qu’elle est pure en soi, là où rien n’est ajouté, à quoi la pensée n’ajoute rien. ‘Un’ est la négation de la négation. Toutes les créatures ont en elles-mêmes une négation ; l’une nie qu’elle soit l’autre. Un ange nie qu’il soit un autre. Mais Dieu est une négation de la négation ; il est ‘Un’ et nie toute autre chose, car rien n’est en dehors de Dieu’. » Il cite à cet égard de manière répétée le ‘lumineux Denys’ (sermon 71) dont l’apophatisme conduit à la non-dualité. Eckhart subit à travers lui l’influence des néoplatoniciens. Il est d’usage de considérer que la démarche fusionnelle avec l’Un que préconisent les néoplatoniciens n’est pas celle de Eckhart qui serait plus unitive que fusionnelle. Cela peut être néanmoins être nuancé à la lecture du dernier paragraphe du sermon 52 : ‘En effet le don que je reçois dans cette percée, c’est que moi et Dieu, nous sommes un. Alors je suis ce que j’étais(c’est à dire avant l’émanation) et là je ne grandis ni ne diminue, car je suis là un moteur immobile qui meut toutes choses’. SiEckhart est considéré comme le théologien de la naissance de Dieu dans l’âme ce passage — à consonance aristotélicienne pour la référence au ‘moteur immobile’ — montre qu’il est bien aussi celui de la divinisation de la créature.
II- Le chemin du désert intérieur
Dernier vers de la troisième strophe Premier vers de la quatrième strophe
4
Ce point est la montagne
à gravir sans agir,
Intelligence !
Le chemin t’emmène
Au merveilleux désert,
au large, au loin
sans limite il s’étend.
Le désert n’a
Ni lieu ni temps,
Il a sa propre guise
|
La troisième strophe du poème se rattache à la quatrième par ce pointimmobileprésent dans les deux strophes, commencement et fin de la circonférence, point qui marque le lien de jonction escarpé de l’unition entre l’homme et l’Être. Comme indiqué en introduction, l’interprétation d’un poème ouvre une multiplicité d’interprétation. Car on peut aussi considérer ce point comme la plus fine pointe de l’âme, la syndérèse, que Eckhart nomme « la petite étincelle de l’âme ». Elle est imprimée dans l’âme comme trace de l’incréé que fut la créature « à l’image de Dieu ».
Un débat opposera Eckhart à ses contradicteurs sur le point de savoir si l’incréé et le créé peuvent coexister au sein d’une même essence. Pourtant différentes citations extraites des sermons ne laissent guère de doute sur la conviction d’Eckhart : « parfois j’ai dit que c’était une petite étincelle, mais maintenant je dis que : ce n’est ni ceci ni cela, cependant c’est un quelque chose qui est plus élevé au-dessus de ceci et de cela que le ciel ne l’est de la terre ».« Si l’homme était tout entier ainsi il serait incréé et incréable »... « Je dis qu’il y a quelque chose au-dessus de la nature créée de l’âme ». Lors des procès qu’il endura, Maître Eckhart sembla se rétracter sur ce point… sans se rétracter tout à fait ! Vladimir Lossky propose d’après Jeanne Ancelet-Hustache, dans l’introduction qu’elle fait auxSermons, une solution intermédiaire entre l’incréé et le créé proprement dit[19]. A le suivre, l’âme ne serait ni ceci ni cela c’est-à-dire ni créé ni incréé mais dans un état d’intermédiation. Mais c’est peut-être Jeanne Ancelet-Hustache qui suggère une solution élégante que n’aurait peut-être pas désavoué Eckhart lui-même en distinguant ce qui relèverait d’une identité pure et simple entre l’intellect humain et Dieu, identité qui pose ontologiquement problème et ce qui pourrait relever d’une « identité d’accomplissement » c’est-à-dire si nous la comprenons bien, d’une relation et d’une tension vers un but identique d’union.
Cette syndérèse, point minuscule appelé parfois « intellect » par Eckhart est d’une densité telle qu’il va entrainer l’expansion de l’âme pour y permettre l’engendrement du Fils de Dieu. Nous percevons là un autre point délicat de sa théologie quand Eckhart énonce dans le sermon 6) : « le Père engendre son fils dans l’âme de la même manière qu’il l’engendre dans l’éternité et non autrement […] je dis davantage : il m’engendre en tant que lui et lui en tant que moi, et moi en tant que son être et sa nature […] tout ce Dieu opère est un ; c’est pourquoi il m’engendre en tant que son Fils sans aucune différence ». Ceci néanmoins est en lien avec Saint Paul « je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi » (Galates 2 20). On voit là l’originalité d’Eckhart, car le fils humain divinisé est engendré dans et par le Fils divin en Dieu.
Ce point focal dense et concentré est condition pour assumer la solitude du désert et le dépouillement progressif. Car l’âme doit effectuer sa « percée ». La pente vers le sommet c’est-à-dire vers le Bien suressentiel reste à gravir avec l’aide de la grâce divine. L’homme qui grandit en grâce est sur le chemin,mais il n’est pas encore en Dieu. Eckhart écrit dans le sermon 71 « celui qui s’élève encore et croît en grâce et en lumière n’est encore jamais parvenu en Dieu. Dieu n’est pas une lumière qui croît ; il faut en croissant être parvenu à lui [..]pour que Dieu soit vu il faut que ce soit dans une lumière qui est Dieu lui-même ».
Il développe longuement dans le sermon 72 cet aspect en commentant une phrase d’annonce des Béatitudes (Mt 5,1-12) « Notre Seigneur laissa la foule et gravit la montagne. Là il ouvrit la bouche et il enseigna le royaume de Dieu ».
Soulignons que le symbole de la montagne, comme celui du désert dans les vers suivants, appartient, comme le cercle également, à la sacralité universelle. La montagne symbolise la rencontre du ciel et de la terre. Tous les peuples ont leur montagne sainte qui est le lieu privilégié des hiérophanies. Dans l’ancien et le Nouveau Testament, de nombreuses théophanies s’y produisent. Dieu se révèle à Elie sur le mont Horeb par le bruissement d’un souffle ténu et lui enjoint de rejoindre le désert de Damas (1 Rois 19,12). La révélation au Sinaï (Dt,4,9), le sacrifice d’Isaac (Gn.22,2), le Sermon sur la montagne (Mt.5,1), la transfiguration de Jésus ( (Mc ;9,2] sont autant de manifestations dans lesquelles sacralité et caractère ascensionnel sont liés[20]. Les étapes de la vie mystique sont décrites par saint Jean de la Croix comme une ascension ; la montée du Carmel par sainte Thérèse d’Avila comme les Demeures de l’âme. Mais Eckhart invite à gravir la montagne symbolique sans prendre prise, et convoque à un agir dans le non-agir, dans un pâtir Dieu auquel on accède par le détachement comme nous le verrons. » Celui-ci n’est ni haut, ni bas, mais intérieur à l’intellect. Intelligences’exclame-t-il !
Kurth Ruh dans son commentaire déjà évoqué du granumnote que le poète évoque le désert dans son mystère insaisissable qui échappe aux catégories humaines. Il n’a ni limites, ni lieu, ni temps : au-delà des caractérisations apophatiquesil agit à sa guise écrit Eckhart. Le désert est ambivalent, lieu de l’indifférenciation principielle il peut aussi dans son immensité stérile symboliser le chaos de l’informe. Terre d’élection divine il est aussi terre du démon et de la tentation de Jésus [Mc 1,12]. Saint Athanase donne une forte relation de cette ambivalence dans la biographie dédiée à Antoine le Grand qui s’enfonce dans le désert physique et le désert intérieur jusqu’à une très haute montagne[21].
Le commentaire latin commente le vers final « Il a sa propre guise » en ajoutant qu’elle est celle d’un « être au-dessus de l’être qui donne à toutes choses d’être ».
5
Ce désert est le Bien
par aucun pied foulé,
le sens créé
jamais n’y est allé :
Cela est ; mais personne ne sait quoi
C’est ici et c’est là,
C’est loin et c’est près
C’est profond et c’est haut,
C’est donc ainsi
Que ce n’est ça ni ci
|
6
C’est lumière, c’est clarté
C’est la ténèbre
C’est innommé,
C’est ignoré
Libéré du début ainsi que de la fin,
Cela gît paisiblement,
Tout nu sans vêtement
Qui connaît sa maison,
ah ! qu’il en sorte !
et nous dise sa forme
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Le rapprochement visuel de ces deux strophes 5 et 6 met en exergue une démarche apophatique qui s’écarte de l’analyse ontologique et en souligne les limites. Cette apophase est originale, car elle ne se limite pas à affirmer négativement les caractéristiques de l’Être mais elle expose de manière antithétique l’impossible contradiction dans laquelle s’enfermerait l’intelligence humaine qui tenterait de rendre compte dans le même mouvement de la lumière qui est ténèbres, de ce qui est loin mais qui est près, de ce qui est et de ce qui n’est pas. La lumière divine est ténèbres et tous les mystiques en éprouvent comme Paul la lumineuse inconnaissance. L’axiome du tiers exclu dans la raison spéculative d’Aristote est ici totalement remis en cause : « Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en temps au même sujet et sous le même rapport […] il n’est pas possible, en effet de concevoir jamais que la même chose est et n’est pas[22].
L’être est au-dessus ou au-delà des termes dans lesquels est formée la raison spéculative, car il est au-delà même de la coïncidence des opposés. La raison doit l’accepter comme l’écrit Pascal car « il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison[23].Le sommet de la connaissance de Dieu consiste à nous rendre compte que nous ne connaissons pas « celui qui est », car il n’est « niceci ni cela », mais l’esse pur(esse absolutum)inaccessible à toute détermination, quelle qu’elle puisse être y compris paradoxalement à celle « d’esse pur ».
Cedésertest le Bien
A la fin du traité latin de l’homme noble que nous commenterons le sermon allemand plus loin, Eckhart cite une phrase d’osée lorsque le Seigneur dit « Je vais t’emmener au désert et je parlerai à ton cœur » (OS 2,16). Nous pouvons poursuivre la péricope biblique qui prend sens par rapport à la démarche d’Eckhart vers le détachement du désert inférieur « je vais prendre ta main et t’emmener avec moi. Je vais t’emmener là où tu as connu ton amour d’origine. Je vais t’emmener au désert et je parlerai à ton cœur. Je vais refaire ton cœur par mes propres paroles et je conclurai avec toi une alliance nouvelle ».Nous pouvons faire compléter cette phrase par Eckhart lui-même qui écrit dans ce traité : « le prophète Ézéchiel […] a dit qu’un aigle puissant, aux grandes ailes, à large envergure, couvert de toutes sortes de plumes, vint vers la noble montagne, en enlevant la moelle de l’arbre le plus élevé, arracha la couronne de son feuillage il en porta en bas. Ce que notre seigneur nomme un homme noble, le prophète le nomme un grand aigle. Qui donc que plus noble que celui qui est né, d’une part du plus haut et du meilleur de la créature, et d’autre part du fond le plus intime de la nature divine de sa solitude ? [24]». Et Eckhart conclut ce traité de la manière suivante : « Un avec l’Un, un dans l’Un et, dans l’un éternellement. Amen. ».
Ce désert est leBien
Ce désert est leBien suressentiel. Le commentaire latin précise que le Bien est « le premier nom de Dieu et le principal pour nous, car nous connaissons d’abord Dieu selon l’influence de sa bonté puisque c’est l’œuvre de la divine bonté qui originairement incite l’homme à chercher ce qu’est l’essence divine ».La « divine bonté »résulte d’une donation que produit l’ébullitio. Dans le sermon 9 Eckhart dit que « Dieu communique ce qui est de lui parce qu’il est par lui-même ce qu’il est, et dans tous les dons qu’il fait, il se donne toujours lui-même d’abord. Il se donne comme Dieu tel qu’il est dans tous les dons et dans la mesure de celui qui désirait l’accueillir ». Il est cette donation qui pourrait faire écho à la pensée contemporaine de Jean Luc Marion pour lequel Dieu n’est pas, mais Dieu « est » en donnant son être[25]. Il n’existe qu’en se donnant lui-même. En quelque sorte le don est Dieu. L’intérêt de cette approche (qui peut être contestable et qui fut contestée) est que si Dieu ineffable reste inaccessible à la conceptualisation pure sauf à en faire une idole, les attributs de Dieu que sont le don, la bonté, l’humilité et même la kénose qu’indique Eckhart en écrivant « Cela qui gît paisiblement tout nu et sans vêtement » ouvrent des intermédiations entre spéculation et approche mystique ; c’est dans cette brèche mystique de « spéculation opérative » que Eckhart va se situer en développant dans le sermon sur l’homme nobleun discours de la méthode du détachement. In fine ce n’est pas tant la définition de Dieu qui le préoccupe que la possibilité de le connaître. Car tout le paradoxe est là : on ne peut faire une saisine de Dieu mais on peut participer à son mystère en le laissant naître dans notre âme pour que nous devenions « par la Grâce ce que Lui-même est par nature »selon la formule de Maxime le Confesseur. C’est dans cette intermédiation qui vise la divinisation de la créature (theosis) qu’Eckhart de lesemeisterdevient de fait lebemeister.
Ce désert est le Bien par aucun pied foulé, le sens créé jamais n’y est allé
Le désert mystique de l’Un est vierge des empreintes mondaines et ceux qui s’en approchent doivent se déchausser, se dénuder, se libérer de la raison et du désir même de le parcourir. Car il s’étend (strophe 4) de lui-même à toute création car « Dieu appelle toutes choses à l’être »et la créature peut en retour le trouveren se débarrassant des attributs de l’intellect pour cheminer en confiance et en espérance. Car l’être humain, capax dei, à soif de Dieu comme le dit le psalmiste et Eckhart l’exprime de manière impatiemment exclamative « ah ! qu’il en sorte ! et nous dise sa forme ».
7
Deviens tel un enfant,
rends toi sourd et aveugle !
Tout ton être
Dépasse tout être et tout néant !
Laisse le lieu, laisse le temps
et les images également !
Si tu vas par aucune voie
Sur le sentier étroit, tu parviendras jusqu’à l’empreinte du désert.
Dans cette strophe est mis en évidence de façon insistante un thème majeur d’Eckhart, celui du couple formé par le Néant et l’Être. Ce dernier comme le psalmodie Grégoire de Naziance est au-delà de tout : « ô toi l’au-delà de tout, comment t’appeler d’un autre nom ? Quel hymne peut te chanter ? Aucun mot ne t’exprime [26]». Pour Eckhart cet au-delà de tout est pur néant. Dans le serment 71, il argumente cette néantisation à partir de l’exemple de Paul sur le chemin de Damas relaté dans les Actes « Paul se releva de terre et, les yeux ouverts ; il vit le néant » (Act 9,3). Eckhart interprète ce nihil videbat deplusieurs manières en privilégiant celle-ci : « Paul vit Dieu en qui toutes les créatures sont néant. Il vit toutes les créatures comme un néant car il (Dieu) a en lui l’être de toutes les créatures ». Avant qu’il chute « une lumière du ciel l’enveloppa », plus claire que la lumière du jour, qui lui donna une omniscience que Eckhart décrit ainsi : « dans cette lumière toutes les puissances de l’âme bondissent, les sens extérieurs s’élèvent par lesquels nous voyons et entendons […] je peux aussi bien me représenter ce qui est au-delà de la mer que ce qui est ici près de moi [27]». A l’instar de saint Benoît qui vit « le monde entier dans un seul rayon de lumière [28]».Pour résumer de manière elliptique Maitre Eckhart, Paul ne peut voir ce qui est invisible aux yeux et à l’intelligible, ce « rien » qui est l’Un, au-delà de toute dualité de toute dénomination comme l’avait écrit Denys. Même au troisième ciel décrit en 2 Co 12,2 on peut approcher Dieu mais on ne peut rien en dire. L’expérience est indicible. C’est un néant. Un néant qui est en tout être. Tout être est néant.
Mais la percée vers l’Etre (ou la déité, terme employé par Eckhart) au-delà même de la naissance du Fils dans l’âme vise la réintégration de l’âme dans le Principe. Cela passe par le détachement de celui qui doit semblablement au Fils être « tout nu et sans vêtement » ; celui que le Christ invite à « renoncer à soi-même », à perdre sa vie et « à porter chaque jour sa croix » comme le note Jeanne Ancelet Hustache dans son ouvrage déjà cité[29].
Mais pour parvenir à cette union, qui n’est pas fusion, car Dieu reste en « son parvis »,Eckhart définit une méthode dans le serment de l’homme noble qui se présente sous la forme d’un traité en latin cité plus haut et d’un sermon plus concis en allemand que nous synthétisons ci-après. L’homme peut accéder au désert intérieur évoqué aux strophes 4,5 et 6 par un parcours en six degrés. Au premier niveau l’homme intérieur se modèle sur les personnes bonnes et saines pour mener à leur exemple une vie bonne : Maitre Eckhart n’aurait peut être pas renié la formulation contemporaine que donne Paul Ricœur d’une vie bonne « une vie bonne, avec, etpour autrui, dans des institutions justes » ; mais à ce stade l’homme reste dépendant de sa mère et se nourrit de lait. Cette image de la dépendance maternelle dont l’homme ne se libérera que peu à peu est évidemment métaphorique et désigne l’homme encore prisonnier des contingences humaines. Au second niveau il tourne le dos à l’humanité pour tourner son visage vers Dieu et sourire au Père céleste. Dans la phase suivante de sa progression spirituelle, il se libère de plus en plus de cette sujétion maternelle ; il n’a plus « peur » et entame un dialogue avec Dieu : à son amour et son zèle Dieu répond par la joie, la douceur et la félicite. Le degré suivant l’enracine plus profondément dans cette félicité. A l’avant-dernier stade« l’homme vit enfermé de toutes parts en lui-même […] dans la suprême et inexprimable sagesse »,dans un état de vacuité bienheureuse. Enfin au terme de ce cheminement sans terme « l’homme est détaché des images(représentations) et transformé au-dessus de lui-même par l’éternité de Dieu […] transformé en une image divine devenu enfant de Dieu[…]car la fin de l’homme intérieur et de l’homme nouveau est la vie éternelle ». Pour illustrer cette démarche initiatique Eckhart emprunte à Origène une image : le Fils de Dieu est dans le fond de l’âme humaine comme une source vive qui est entravée et couvert par la terre du désir terrestre, mais si on déblaie celle-ci la source réapparait et on peut boire cette eau de jouvence qui abreuve l’homme nouveau. Ce sermon, un des plus célèbres d’Eckhart est directement lié auxBéatitudescar l’homme noble est « celui qui ne veut rien, et qui ne sait rien et qui n’a rien ».
Dans ce parcours c’est par le détachement de toutes choses, y compris du désir de détachement lui-même, détachement de « tout ce qui n’est pas Dieu » et de l’idée même de Dieu qui est encore une représentation que le cœur de l’homme peut s’ouvrir. Ce détachement est un dépouillement des oripeaux du vieil homme qui doit se faire tel un enfantcomme le précise le poème, se rendre sourd, aveugle, anéanti au-delà même du néant, du temps, du monde et des images que l’on se crée. C’est là ou toutes les voies de cet étroit sentier sont ferméesque s’ouvre pour l’homme l’empreinte du désertc’est-à-dire la trinité qui vient au fond de l’âme s’imprimer.
Marie-Anne Vannier note dans un article « on retrouve là l’essentiel de la pensée d’Eckhart sur un point de son ontologie, celui de la constitution de l’être humain, de son Einbildung qui suppose préalablement une Entbildung (un dépouillement) et se réalise par une Überbieldung (un dépassement de soi) en Dieu [30]».
Ce processus est particulièrement mis en lumière par la dernière strophe du poème
III- LA NAISSANCE DE DIEU DANS L’AME
8
Ô mon âme sors !
Dieu, entre !
Sombre tout mon être
En Dieu qui est non — être,
sombre en ce fleuve sans fond !
Si je te fuis,
Tu viens à moi.
Si je me perds,
Toi, je Te trouve
Ô Bien suressentiel
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Cette dernière strophe célèbre l’union de l’âme en dieu par la force unitive de l’amour.
Ces derniers vers restituent les éléments des premières strophes célébrant la vie trinitaire (le non-être, le fleuve d’amour, le grund ohne grund). Mais c’est surtout l’appartenance de l’âme humaine à cette fluence « sans trêve » qui caractérise la bullitio. Eckhart se fait totalement poète et mystique pour suggérer cette naissance de Dieu dans l’âme dont l’approche spéculative ne peut rendre compte. Il choisit pour cela des verbes d’action et des phrases lapidaires marquant le mouvement et la dynamique que cette naissance entraine : « sors, entre, fuis, viens, perds, trouve ».
Ces vers ne sont pas sans rappeler ceux déjà évoqués du Cantique car c’est bien d’une relation d’amour qui coule comme un fleuve impétueux entre l’amant et l’aimé dont il s’agit ici. En sombrant de tout son être dans le non-être sans fond de Dieu, l’homme devient également partie de ce non-être qui est au-delà de l’être. « Afin que l’âme naisse en Dieu et que Dieu naisse en l’âme » dit Eckhart dans son sermon 38. Et il ajoute dans le sermon 22 « nous sommes un Fils unique que le Père a éternellement engendré de l’éternelle impénétrabilité »et dans le sermon 24 « c’est pourquoi si tu veux être le même Christ et être dieu, détache-toi de tout ce que le Verbe éternel n’a pas assumé en toi »
« La nature humaine devient Dieu, car il assume la nature humaine essentiellement et non un être humain ». Cette dernière phrase constitue évidemment un point limite ou la théologie et même la mystique cède la place à une aperception du Bien suressentielqui ne peut être que personnelle, expérientielle et qui comble l’âme de plénitude universelle au-delà de toute argumentation.
Conclusion
La profondeur mystérieuse de cette inhabitation de Dieu et de l’assomption de la nature humaine pourrait présenter un risque d’interprétation panthéiste si Eckhart ne prenait garde de toujours conforter son appartenance à la tradition chrétienne à la christologie trinitaire.
Cette précision semble utile, car la redécouverte d’Eckhart l’expose aussi à de nombreux malentendus. Le monde occidental contemporain est sensibilisé à des pratiques méditatives issues des différentes formes de bouddhisme et à des techniques dites de développement personnel en plein essor. Leurs adeptes font fréquemment référence à Maître Eckhart[31]. La plupart de ces techniques prônent la possibilité pour l’individu de s’auto-réaliser de manière autonome et gnostique sans le recours à un principe transcendant. La référence à Eckhart dans ces cas est abusive. C’est peut-être avec l’hindouisme que les analogies pourraient être les plus fécondes ne serait-ce que parce que la Trimurti (les « trois formes » en sanscrit) des Hindous : les dieux Brahmâ, Vishnou et Shiva sont les émanations trinitaires d’un seul et même Dieu. Et que son atteinte passe par une forme de détachement proche de celle de « l’homme noble » consistant à lever la Maya, le « voile des illusions » qui dans la philosophie de l’Advaita dissimule la non-dualité profonde du créé. C’est donc plus dans les traces laissées par les Père Henri le Saux ou Jules Monchanin, fervents artisans d’un dialogue interreligieux hindou-chrétien que l’on pourrait inscrire les références eckhartiennes. Une approche comparative qui ne prendrait pas en compte le contexte trinitaire dans lequel Eckhart inscrit son œuvre prendrait le risque d’un syncrétisme artificiel qui l’amputerait de ses racines et de son apport original.
Bien des thèmes de cette œuvre ne sont pas abordés ici ou traités superficiellement (le rapport entre le dieu trinitaire et la déité par exemple). Car ces quelques strophes poétiques sont insuffisantes comme nous l’avons précisé en introduction pour rendre compte de l’œuvre d’Eckhart mais elles forment un apport original qui est le propre de la poésie. Cette spécificité contraint parfois à limiter le commentaire spéculatif pour laisser place à la magie du « verbe ». A cette aune, il n’est pas excessif de considérer ce texte comme « inspiré ».
Là où la raison spéculative peine à le faire, le poème exprime avec moins de précision, mais avec plus d’intuition cette « impossible-possibilité » de saisine de l’intelligibilité divine.
[1]MAÏTRE ECKHART, le Grain de Sénevé, suivi du Commentaire sur le Grain de sénevé, traduit par Alain de Libéra, col. Les Carnets spirituels, ed. Arfuyen,2004.
2« Jésus leur proposa une autre parabole, et il dit : le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé qu'un homme a pris et semé dans son champ. C'est la plus petite de toutes les semences ; mais, quand il a poussé, il est plus grand que les légumes et devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent habiter dans ses branches. »Mt.13,31-32.
[3]RUH Kurt, initiation à Maître Eckhart, Eckhart et la théologie dionysienne, éditions universitaires de Fribourg,1997.
[4]AUGUSTIN, Confessions, XI, XIII,15-17.
[5]Dictionnaire Philosophique universel, Les notions philosophiques T.2, dir. Sylvain Auroux,ArticleTemporalité, ed. PUF, 1990, p.2566.
[6]LIBER DE CAUSIS,© Copyright traduction et notes par le Professeur Jean Ranchin, du CNAM, 2004, http://docteurangelique.free.fr/livresformatweb/complements/livredescauses.htm,site consulté le 2
[7]PAUL, épître aux Éphésiens, 4,6.
[8]Mais le Seigneur dit à Samuel : « Ne considère pas son apparence ni sa haute taille. Je le rejette. Il ne s'agit pas ici de ce que voient les hommes : les hommes voient ce qui leur saute aux yeux, mais le Seigneur voit le cœur ».
[9]RAVIOLO Isabelle,L’étincelle de l’âme et la cavité à l’endroit du cœur du Christ dans les Saints sépulcres monumentaux, Revue des sciences religieuses, n088/1, P.69-94
[10]Ecclesiaste,1,7.
[11]CHEVALIER Jean, GHEERBRANT Alain, dictionnaire des symboles, article le Feu, ed. Robert Laffont et ed. Jupiter, Paris 1982,p.344
[12]Dante décrit celle-ci ainsi dans le chant XXXIII de la Divine Comédie « Dans la profonde et splendide substance de la haute lumière, m’apparurent trois cercles de trois couleurs et de même étendue ; et l’un par l’autre, comme une Iris par une Iris, paraissait réfléchi »
[13] AUGUSTIN, de Trinitatae, IX, 4,7.
[14]CHEVALIER Jean, GHEERBRANT Alain, dictionnaire des symboles, ed. Robert Laffont et ed. Jupiter, Paris 1982, p.151
[15]Il est intéressant de se rappeler à cet égard le poème de Lo Tseu dans le Tao Te King
« Trente rayons convergent au moyeu mais c’est le vide médian qui confère à la voiture sa fonction […]ainsi « ce qui est »constitue toutes choses , ce qui n’est pas constitue sa fonction » Philosophes Taoïstes ,La Pléiade , Gallimard 1969,p.13.
[16]MAITRE ECKHART, Sermons, trad.de Jeanne Ancelet -Hustache, T. 1 , Seuil, Paris,1974,p.26.
[17]OTTO Rudolf, Le Sacré, petite bibliothèque Payot, Paris, 1969, p.27.
[18]AUGUSTIN, Confessions, X1,9,1.
[20]Les auteurs et artistes contemporains profanes participent de cette attraction comme Cézanne peignant obsessionnellement la montagne Saint Victoire ou René Daumal écrivant le roman initiatique Le Mont Analogue.
[21]ATHANASE ; Antoine le Grand, père des moines, col. Trésors du christianisme, éd. Cerf Paris ,2011, p.63 et 102.
[22]ARISTOTE, Métaphysique, T2, 1005 b, éd. Librairie philosophique Vrin, Paris 1992, p.195.
[23]PASCAL, Pensées, édition Brunschvicg, pensée 272.
[24]ECKHART, Les traités, trad. Ancelet -Hustache, éd. Seuil,Paris,1971,p.170.
[26]Les grandes figures de la spiritualité chrétienne, Saint Grégoire de Naziance, ed. presses de la renaissance,Paris,2017,p.52
[27]Sermon 71
[28]GREGOIRE, vie de saint Benoit, ch. XXXV vision du monde entier dans un seul rayon de lumière, http://www.abbayes.fr/lectio/Vie_Benoit/35.htm
[29]Ibid.p33
[30]VANNIER Marie Anne, l’homme noble, figure de l’œuvre d’Eckhart à Strasbourg, revue des sciences religieuses,1996,70,1, p.73-89