samedi 14 juillet 2018


DE
Sacrements, parole de Dieu au risque du corps 
 de Louis-Marie Chauvet [1]
à
Torture et eucharistie 
de William Cavanaugh
Ces deux livres parus en1998 sont parmi les plus connus de ces deux théologiens.
L.M Chauvet est prêtre catholique, français, spécialiste de la théologie sacramentaire. Ses travaux font une large part aux sciences humaines comme la psychanalyse. Son ouvrage d’anthropologie chrétienne montre comment les sacrements chrétiens, l’échange symbolique entre l’homme et Dieu font sens.
William T. Cavanaugh est américain, laïc, universitaire, catholique. Il est perçu comme un penseur radical, qui a formé son analyse théologique à l’occasion de la crise politique qu’a connu le Chili sous la dictature d’Augustin Pinochet (de 1973 à 1990) durant laquelle Amnesty International fait état de 40 000 Chiliens torturés, de viols perpétrés sur des femmes et des mineurs, de centaines de meurtres et de très nombreux disparus dont les corps ne furent jamais retrouvés ; toute la société baignait dans une atmosphère de peur diffuse, de délation encouragée et d’anxiété opaque[3]. La torture des corps physiques constitue l’horrible marqueur identitaire de cette dictature et constitue le sujet dont traite W. Cavanaugh.
Ces deux théologiens dont les travaux sont de nature différente se connaissent néanmoins et il arrive à W. Cavanaugh de faire référence à L.M. Chauvet dont il partage la lecture sacramentelle du symbole. [4]

Pourtant, aussi différents qu’ils soient dans leurs contenus et leurs objectifs, ces deux livres ont souvent des approches théologiques en convergence qu’il nous a paru pertinent d’exploiter. Mais cette mise en perspective reste nécessairement réductrice et ne peut prétendre rendre compte de leur extrême densité théologique.


Nous présenterons ce qui nous semble constituer un triptyque thématique commun aux deux ouvrages autour de la notion de corps physique, ecclésial, social par :
·      La médiation
·      L’Eucharistie et l’Eglise,
·      La sacralité élargie

 (NB : par commodité de lecture les renvois aux paginations des très fréquentes citations extraites de ces deux ouvrages seront faits directement après celles-ci, les autres ouvrages cités étant indexés classiquement en note de bas de page).

1) Les enjeux de la médiation

1-1) La médiation comme processus constitutif de la personne

L’exposé que L.M Chauvet fait de la médiation, comme processus anthropologique constitutif de la personne, facilite l’appréhension du mécanisme de déconstruction des corps par la torture décrit par W. Cavanaugh.

a) « Le langage enseigne la définition même de l’homme [5]».

Pour L.M. Chauvet l’homme n’advient à l’univers et ne se constitue comme sujet que par le langage. Il fait référence à des linguistes comme J. Benveniste ou des psychanalystes comme J. Lacan. Contrairement à des idées instinctives qui voudraient que l’homme entretienne un rapport direct au réel dont il se fait une image mentale qu’il traduit ensuite sous forme de langage, le rapport au réel ne s’opère pas de cette manière itérative. L’homme ne se situe pas en amont du langage auquel il donnerait naissance « ex post », mais c’est dans, et par le langage qu’il accède au réel et se constitue en tant que sujet. L’être humain ne préexiste pas au langage qui lui est contemporain. Pour penser, il faut déjà être dans le langage ! La saisine que l’homme opère du monde et de lui-même se fait à travers de nombreuses autres médiations que sont le signe écrit, le corps, le désir, une histoire, une institution, qui constituent le milieu par lequel il advient à la vérité qui est la sienne. Même si à tout moment son désir profond est d’atteindre directement la « chose », d’effectuer une saisine de l’« en soi » de celle-ci, ce désir ne peut être que déceptif et conduit à appréhender un objet mort. Tout rapport humain au réel est culturellement construit. Ce qui est pris souvent pour naturel est en fait du culturel. L.M Chauvet compare cette médiation par la culture et le langage (par le signe diraient les sémiologues) à un filtre qui se forme dès le ventre maternel.

b) La médiation de l’Eglise

L.M Chauvet illustre le phénomène de médiation en évoquant les travaux de Claude Levy - Strauss sur la prohibition de l’inceste. Cet interdit fixe une règle qui fait différer le désir d’immédiateté (et l’on pourrait ajouter comme le font certains anthropologues chrétiens le renoncement à la mêmeté qui justifiait par exemple la réprobation de la masturbation qui s’oppose à l’altérité). L.M Chauvet écrit : « cette loi de renoncement à l’immédiateté est la loi fondamentale créant l’espace, le vide, au sein duquel vont pouvoir prendre place toutes les autres lois » (p.33). Nous pourrions soutenir en complément que la loi n’est pas là, d’abord pour interdire quelque chose, mais d’abord pour que quelque chose soit interdit, et cela vaut sans doute pour la loi divine. La fonction des rapports sociaux construits est de mettre les choses à distance pour « commettre le meurtre de la chose » suivant une formule de Jacques Lacan (p.29). Ce rappel anthropologique et psychanalytique, qui fait percevoir que le réel est perçu et construit à travers une couche sémiologique, est nécessaire pour aborder la médiation qui est celle de l’Église, médiation par les sacrements indispensables pour parvenir à entretenir un rapport vivant avec Dieu que l’on ne peut « voir » ou « saisir » directement. Tous les éléments symboliques qui mettent le réel à distance se tiennent entre eux et forment pour L.M Chauvet une structure qui est un ordre symbolique par lequel l’individu advient comme sujet. Il distingue et même oppose le symbolique à « l’imaginaire ». Ce dernier tendrait à être une instance régressive du désir de retrouver l’immédiateté des choses par appréhension directe (les évangiles montrent abondamment l’impossibilité de « saisir » Jésus dès que la foi l’a reconnu). Cette pulsion de l’imaginaire induit un effacement de l’altérité et l’individu qui espère retrouver sa propre image embellie va s’y perdre comme Narcisse dans la sienne.

c) L’ordre symbolique et l’imaginaire social

Pour se constituer l’individu doit adhérer à un ordre symbolique, c’est-à-dire « un ensemble cohérent de valeurs sociales, cognitives, éthiques, esthétiques, philosophiques politiques, vestimentaires, culinaires […] cet ensemble forme un “monde” cohérent veut dire que chaque élément de l’univers, de la société, de la vie individuelle ne prend sa signification que s’il y trouve sa place » (p.32). Tous ces éléments forment système et se tiennent les uns les autres comme une puissance de production d’un ordre social. Pour L.M Chauvet cette dimension symbolique est plus vaste et opératoire que celle d’un signe. Elle est productrice de sens et d’action. Cette conception est proche de ce que W.Cavanaugh décrit comme l’imaginaire social, empruntant ce terme à Cornélius Castoriadis, comme un dispositif social producteur de sens pour la société. Ce n’est pas une simple symbolisation représentative du réel, ou une formation mentale collective, mais la condition qui rend possible l’organisation et la signification des corps dans une société. C’est donc une force sociétale productrice et organisatrice de l’espace et du temps dans lequel les corps sont « disciplinés ». C’est ce qui nourrit « l’âme » des corps et c’est la lutte pour le contrôle de cette imagination sociale qu’il décrit comme l’enjeu du régime militaire.

1-2) la désintermédiation  des corps par la torture 

a) La lutte contre la médiation

L.M Chauvet note « et si au lieu de faire obstacle à la vérité, les médiations sensibles du langage, du corps, de l’histoire, du désir, constituaient le milieu même au sein duquel l’être humain advient à sa vérité, et ainsi correspond à la Vérité qui le sollicite ? »  (p.24).
W. Cavanaugh montre que la torture des corps a pour but de s’attaquer à la « vérité » évoquée ci-dessus afin de remplacer un imaginaire social par un autre qui est une conception globale du monde, une « weltanschauung ».
Pour W. Cavanaugh l’État totalitaire chilien avait pour objectif de détruire les corps intermédiaires qui constituaient la société civile pour ne laisser que l’État face à l’individu désormais isolé. Dans un régime dictatorial la torture sur les corps physiques des individus crée des barrières aliénantes qui les isole, les dissout en tant que personne et détruit par effet induit les corps sociaux qui médiatisaient leur rapport au monde. W. Cavanaugh soutient que l’histoire de l’État depuis l’époque médiévale est une lutte engagée par celui-ci pour combattre les corps intermédiaires d’appartenance afin d’assurer son emprise directe sur les individus. Le cas du Chili est extrême, mais le processus qui conduit à la torture reste actif[6] dans le monde aujourd’hui et W. Cavanaugh déplore que les USA prisonniers des « idolâtries du marché et de l’État » mènent une «  guerre contre la terreur » qui les conduisent à pratiquer la torture (sans doute pensait-il plus particulièrement à Guantanamo). Contrairement aux dictatures idéologiques fascistes ou marxistes, le régime militaire chilien ne s’appuyait sur aucun parti ou mouvement de masse ; seule l’oligarchie financière ayant favorisé son accès au pouvoir[7]. S’auto justifiant comme un recours contre le communisme rampant et comme une volonté de restauration des valeurs chrétiennes menacées dans la société chilienne (à l’expérience les deux arguments se révélant sans fondement) le régime de A. Pinochet, en l’absence de tout socle fondateur, tenta de se forger sa propre légitimité mythique en créant de toute pièce les éléments qu’il était censé combattre. Pour apporter ce qu’il voulait faire apparaître comme une réponse, le régime s’évertuait à « donner corps » à un problème inexistant. S’il n’était pas tombé pour y parvenir dans le tragique épouvantable que constitue la torture, cette poursuite de chimères aurait pu le qualifier comme l’Ubu Roi d’Alfred Jarry.

b) La perte du langage comme aphasie sociale

Dans le cas du Chili la torture n’avait pas pour but de faire avouer aux individus des faits d’opposition que le régime connaissait déjà, quand ce n’est pas lui même qui les créait ; la torture avait pour but de briser le psychisme individuel, de faire en sorte que l’individu en souffrance soit dépersonnalisé par la douleur et l’anxiété et devienne aphasique au sens propre et figuré (incapable même de qualifier sa douleur à l’instar des survivants des camps de la mort nazis). Or comme nous l’avons développé précédemment, la personne se constitue par le langage. L’individu torturé devenu aphasique social était « réinjecté » dans la société chilienne, comme on introduirait un acide corrosif dans les rouages sociétaux. Le torturé contribuait par son aliénation et sa radicale insociabilité à ne plus entretenir des liens sociaux normaux. Le corps physique de l’individu ne lui appartenait plus et lui-même n’appartenait plus à aucun corps social. De fait, il n’y a plus de différence entre les deux. W. Cavanaugh précise que cette image du « corps » est décisive pour les desseins de son livre et cette image concerne à la fois les corps physiques des hommes et les corps sociaux auxquels ils se rattachent[8]. L’individu n’avait plus comme seul intermédiaire, et paradoxalement comme seul recours que l’État tortionnaire qui l’avait placé dans cette situation. Pour W. Cavanaugh la torture était une liturgie pervertie. Si la liturgie (la leitourgia) a pour but de créer un tout collectif homogène plus grand que la somme des individus qui le constitue, la torture qui poursuit le but exactement opposé qui est d’imaginer la société de manière atomisée et parcellisée. Mais in fine l’objectif poursuivi est bien la destruction de l’individu comme sujet et comme acteur social. De plus, double appartenance (corps physique et corps social) s’inscrit dans une seule relation. W. Cavanaugh cite l’anthropologue Mary Douglas qui conforte l’analyse de L.M Chauvet lorsqu’elle écrit : « le corps social exerce une contrainte sur la façon dont le corps physique est perçu. L’expérience physique du corps est toujours modifiée par les catégories sociales à travers desquelles il est connu, entretient une vision particulière de la société. Il y a un continuel échange de significations entre les deux types d’expérience corporelle de sorte que chacune renforce les catégories de l’autre » (p.39). La torture supprime cette intermédiation dialoguale. Cela correspondait à la volonté pour le régime de « contrôler un imaginaire social différent dont les corps étaient le champ de bataille » (p.99).


Pour résumer L.M Chauvet expose le processus de constitution du sujet par la médiation et W.Cavanaugh montre à l’inverse comment la désintermédiation par la torture réifie le sujet





2 — L’eucharistie et l’Église corps du Christ

2-1) L’Église et le pouvoir temporel

Au Chili, dans un pays très majoritairement catholique, face à un régime dictatorial se proclamant antimarxiste, qui prétendait vouloir restaurer les valeurs chrétiennes menacées, que pouvait faire et qu’a fait l’Église chilienne ? L’histoire de l’Église au Chili, subissant le joug militaire, est celle d’une certaine incapacité à réagir et à agir contre la dictature et c’est l’analyse de « cette église qui apprend à être opprimée » (ch. 2) et « qui est en train de disparaître » (ch. 3) que décrit W. Cavanaugh.
Il paraissait logique que l’épiscopat chilien au moment de la prise de pouvoir, restât dans l’expectative, car il pouvait penser que la référence aux valeurs chrétiennes proclamées par les militaires étaient de nature à permettre un rassemblement des chiliens ; l’unité du pays ayant été malmenée par le régime précédent du président Allende (l’Église elle-même n’ayant pas échappé aux tensions internes). Témoin de cette position attentiste un évêque chilien déclara : « résister à une dictature athée c’est facile ; le difficile c’est de résister à une dictature catholique ». Ces atermoiements avaient pour justification que l’Église est un corps religieux dont le royaume n’est pas de ce monde et qu’elle n’agit pas dans le domaine politique ; sa crainte était d’interférer avec le domaine temporel sous peine d’en être un élément de plus et de manquer à sa mission exclusivement spirituelle qualifiée de « mystique ». L’Église se considérait non pas comme un corps social ayant vocation intervenir directement pour contrer les exactions, mais comme un corps religieux, un corps mystique qui unissait tous les chrétiens au-dessus des péripéties du monde temporel (car tortureur et torturé étaient tous deux chrétiens !). Ce rôle en « surplomb » de la société civile faisait de l’Église une gardienne des âmes, mais non des corps abandonnés au pouvoir temporel.[9]

22) La « césure meurtrière » de l’Église

Cet abandon pour W. Cavanaugh peut être relié en partie à l’activité de l’Action Catholique et à l’influence de Jacques Maritain en Amérique du Sud. W. Cavanaugh consacre le chapitre 3 de son livre « une église en train de disparaître » au processus contemporain qui a conduit le pape Pie XI dans les années 30 à abandonner la présence de l’Église dans la sphère politique   (en retirant par exemple le soutien apporté aux partis chrétiens-démocrates dans les parlements européens). Pie XI avait pour but premier le salut des âmes mais le salut pour lui est d’abord spirituel et non temporel. Ce retrait avait pour corollaire un engagement accru de la présence sociale de l’Église au sein de la société [encyclique Quadragesimo anno]. Le levier pour agir était l’Action Catholique, « la prunelle de nos yeux » selon l’expression papale. Celle-ci était formée de laïcs dotés d’une bonne formation spirituelle qui devaient être les porteurs de l’ambition sociale de l’Église par leur action dans le monde. W Cavanaught note que cette logique correspond à la distinction néo-scolastique entre le but naturel du travail et le but surnaturel de la personne qui réalise ce travail. Une action purement professionnelle [soigner, enseigner, produire] peut s’accomplir avec le désir profond de la gloire de Dieu dans un milieu qui peut ne pas être chrétien. Suivant une formule célèbre de Jacques Maritain « le chrétien peut agir “‘en”‘chrétien, mais non en chrétien “’en tant que tel ». Dans les années 50 Madeleine Delbrêl travaillant de concert avec des communistes, tout comme les prêtres ouvriers, a illustré cette démarche. Jacques Maritain eut une grande influence sur la distinction entre spirituel et temporel par le grand écho fait à « Humanisme intégral » son œuvre principale. L’influence de J. Maritain a été si importante en Amérique latine que W. Cavanaugh y voit une des causes d’abandon par l’église des corps à l’État.
L’Église s’étant retirée de l’intervention directe dans les affaires temporelles elle ne constituait pas pour autant le corps du Christ qu’elle aurait dû être, corps médiateur de résistance composé de tous les chrétiens partageant l’eucharistie. Elle s’était en quelque sorte vidée d’elle même et ce sont les causes de cette perte de « substance » que s’attachent à montrer W.Cavanaugh (p.325) et P.M Chauvet (p.154) en faisant tous deux référence au père de Lubac et particulièrement à son livre Corpus Mysticum : l’eucharistie et l’Église au Moyen Age.[10]

Le père de Lubac met évidence que jusqu’a la fin du XII° siècle la tradition théologique distinguait un triple corps du Christ : le corps historique, le corps eucharistique - appelé « corps mystique » c’est-à-dire « en mystère » - et le corps ecclésial. Pour les pères de l’Église, le corps ecclésial était la « vérité » du corps du Christ. Telle était la position de Saint Augustin. Rappelons à cet égard la référence scripturaire paulinienne de 1 Co 12,12 : « Car, comme le corps est un et a plusieurs membres, et comme tous les membres du corps, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps, ainsi en est-il de Christ. Nous avons tous, en effet, été baptisés dans un seul Esprit, pour former un seul corps, soit juifs, soit grecs, soit esclaves, soit libres, et nous avons tous été abreuvés d’un seul Esprit ». L’eucharistie et l’Église formaient un ensemble organique une « communio », qui actualisait le corps historique de Jésus. Mais à partir du XIII° siècle, sous diverses influences théologiques, on va privilégier le rapport du second corps (mystique) au premier (historique) et ceci va contribuer à distendre de plus en plus le lien avec le corps ecclésial. Ainsi le cardinal de Lubac écrit que ce qui constituait la « réalité ultime du sacrement » à savoir « celle qui en était autrefois la chose et la vérité par excellence, est expulsée du sacrement lui-même ». Dans cette nouvelle perspective, l’hostie eucharistique devient le corpus vérum et l’Église devient un corpus mysticum. L’Église n’est plus le sacrement du Christ, mais n’en est plus que le corps mystique. Ce détournement progressif (car le mouvement se poursuivra jusqu’au XX° siècle) positionne peu à peu l’Église en dehors du temps historique. L.M Chauvet rappelle que le père de Lubac qualifie cet événement de « césure meurtrière ». Le père de Lubac cite le théologien Louis Bouyer qui se demandait si dans l’expression « corps mystique » employée jusqu’à nos jours, « l’adjectif n’avait pas chemin faisant dévoré le substantif ». Le père de Lubac, d’après W Cavanaugh (p.327) ne cherchait nullement à jeter le doute sur la présence réelle du Christ dans les espèces ou sur la transsubstantiation, mais il pensait que le bon moyen de mettre l’accent sur le « réalisme eucharistique » était de passer par un « réalisme ecclésial « ’ qui voit la présence réelle du Christ dans les espèces comme une dynamique travaillant à l’édification de l’Église. L.M Chauvet développe la même idée : « on ne peut communier en vérité au corps eucharistique du Christ sans être en communion avec son corps ecclésial. L’eucharistie est bien le symbole de l’indissoluble “mariage” du Christ et de l’Église » (p.158). Pour L.M Chauvet il est impossible de fonder le réalisme de la présence du Christ dans l’eucharistie sans se préoccuper ou oublier le rapport de celle-ci à l’Église qui est le corps dont le Christ est la tête. Le père de Lubac écrit : « la réalité ultime du corps ecclésial, elle qui en était la chose et la vérité par excellence, est expulsée du sacrement lui-même. Progressivement s’est opérée une individualisation de la pratique eucharistique qui devenait plus personnelle et subjective et s’éloignait au fil du temps d’une reconstitution communautaire du corps du Christ ».

P.M Chauvet et W. Cavanaugh exploitent de manière similaire les conséquences de cette analyse du père de Lubac : cette césure a contribué au confinement eucharistique et à l’orientation institutionnelle de l’Église.

L.M Chauvet estime qu’on va tendre à séparer l’eucharistie du contexte liturgique où elle advient, du contexte ecclésial pour lequel elle advient, c’est-à-dire à l’isoler. Moyennant quoi écrit-il, on risque de la faire fonctionner imaginairement (et nous avons vu que le recours à « ‘imaginaire »’dans la psychanalytique de L.M Chauvet est une régression narcissique. En enfermant l’eucharistie dans une métaphysique de la « ‘substance »’ qui néglige le corps, le « ‘pour vous »’ de la Cène, on annihile la relation et on renforce l’individualisme. «  Celui qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur mange et boit se propre condamnation » écrit Paul » [1 Co 11, 27].
Par ailleurs pour mieux parer au risque d’hérésie concernant « la présence réelle » « on va couper l’eucharistie de l’Église et cantonner celle-ci en quelque sorte dans son fonctionnement institutionnel ». Nous pouvons ajouter que celui-ci ne fera que se confirmer au fil des siècles et l’Église prendra des formes justiniennes. Parallèlement, en effet miroir, les pouvoirs séculiers, comme le montre la querelle des investitures, chercheront à se légitimer spirituellement.

W.Cavanaugh abonde dans ce sens : pour lui aussi ce renversement ecclésiologique a eu pour conséquence historique de faire de l’Église une institution s’installant durablement dans sa propre perpétuation gestionnaire.
Il insiste comme J.M Chauvet sur l’individualisation eucharistique qui en a résulté. Celle-ci devient plus personnelle et subjective en s’éloignant au fil du temps d’une reconstitution communautaire du corps du Christ. Il cite à l’appui le théologien anglican Dom Gregory Dix qui écrit « l’ancien culte de l’eucharistie par l’ensemble des fidèles est en train de se transformer eu un simple point de concentration pour la dévotion subjective de chaque fidèle dans l’isolement de son propre esprit. Et ce point de concentration commence à lui sembler plus important que l’acte de l’ensemble des fidèles ».

Dans une perspective historique nous assistons donc à un double mouvement : dans un premier temps à partir du XIII° siècle l’Église ne fait plus corps organique avec l’eucharistie, en conséquence elle s’institutionnalise dans le domaine temporel. Mais dans un second temps au XX° siècle elle se place en retrait du domaine temporel pour investir le domaine social. Avec ce retrait d’une part et l’évidement eucharistique qu’elle avait subie d’autre part, l’Église était en difficulté pour faire front à la dictature chilienne. Ce n’est qu’en retrouvant le chemin de son identité fondamentale, par une véritable politique eucharistique, que l’Église chilienne pouvait espérer constituer un corps de résistance efficace : telle est la thèse soutenue par W. Cavanaugh.

2-3) L’Église et l’eucharistie

Ce n’est que progressivement que l’Église chilienne en butte aux attaques répétées du régime va prendre conscience qu’elle est aussi un corps, le corps visible d’un Dieu invisible, partagé entre tous ceux qui le forment dans la communion. Elle se libérera progressivement d’une ecclésiologie qui l’avait amenée à se retirer du monde temporel et en définitive le subir. Elle n’est pas seulement un corps mystique qui unit tous les chrétiens au-dessus de la mêlée du monde temporel. Pour reprendre une expression empruntée à Yves de Montcheuil c’est l’Église qui devient le corps même du Christ et « c’est l’eucharistie qui réalise par excellence l’incorporation au Christ [11]». W. Cavanaugh écrit « si la torture est l’imagination de l’État, l’eucharistie est l’imagination de l’Église » (p. 351). Comme nous l’avons indiqué, l’imagination  pour lui n’est pas une représentation mentale, une superstructure idéologique, mais c’est une force agissante, une puissance créatrice, qui rend possible l’organisation et le sens que l’on donne aux corps dans une société. Pour prendre une comparaison biologique, elle constitue en quelque sorte l’ADN d’une société. En changeant l’imaginaire social par un autre, en le disciplinant, c’est bien l’ADN d’une société que le régime totalitaire souhaitait changer et auquel l’Église ne pouvait s’opposer efficacement qu’en lui opposant un autre imaginaire.


2-4) L’eucharistie réorganisatrice de l’espace et du temps

Pour JM Chauvet il y a une inséparabilité entre la Parole de Dieu et l’Eucharistie (qui se traduisent dans la liturgie par le lien entre la table de la Parole et la table du Pain qui ne sont en fait qu’une seule table). Pour J.M Chauvet les sacrements sont un « précipité » de l’Écriture. Pour lui comme pour Yves de Montcheuil on ne peut communier au corps eucharistique du Christ sans être en communion avec son corps ecclésial. L’eucharistie est bien le symbole de l’indissoluble « mariage » du Christ et de l’Église (P.158). On ne peut discerner le corps eucharistique du Seigneur sans discerner son corps ecclésial.

L.M Chauvet rappelle que dans la tradition de l’Église « l’ex-communion » était une privation punitive de la communion et signifiait être privé de « l’Église-communion » puisque les coupables étaient des membres considérés comme morts du corps du Christ. Pour L.M Chauvet comme pour W. Cavanaugh le cœur de la vie sacramentelle est bien l’eucharistie. « Au cœur de la vie chrétienne, il y a les sacrements, au cœur des sacrements il y a l’eucharistie, au cœur de l’eucharistie il y la “mémoire vive”. L’avenir fait partie de la mémoire chrétienne car la mémoire de la passion du Christ constitue une mémoire actualisée dans toutes ses dimensions y compris politiques : l’anamnèse c’est vivre aujourd’hui pour demain un événement d’hier. La mémoire articule le présent du Ressuscité (présent puisqu’il est toujours vivant) sur le passé de la passion du Golgotha et sur l’avenir de la parousie.
Mais cette fonction disruptive temporelle bien décrite par L.M Chauvet et qu’il partage amène W. Cavanaugh a une considération fondamentale : la distinction entre spirituel et politique n’est pas d’ordre spatial, mais temporel. Si l’eucharistie est prémonitoire de la parousie en constituant le Corps du Christ ici bas, toutes les distinctions classiques entre séculier et religieux ou temporel et spirituel tombent. L’eucharistie rompt avec le monde en brisant l’espace et en reconfigurant le temps. L’essentiel n’est pas de rendre l’eucharistie politique mais de “rendre eucharistique  le monde” écrit-il. (p.34). Il se réfère par ailleurs au livre du cardinal de Lubac le surnaturel [12](p.35). Nous savons que celui-ci soutient que “le désir naturel de voir Dieu” qui inspire tout homme suivant la formule de Saint Thomas d’Aquin est une grâce qui n’est pas surajoutée au naturel, mais qui fait corps avec lui.[13] Il n’y a pas de dualisme entre nature et surnature même si l’être humain veut transcender par nature sa condition. De la même façon que nature et grâce ne sont pas séparées, W Cavanaugh soutient analogiquement que l’Église du Christ est dans un continuum entre le premier et le second avènement de Jésus Christ et cela abolit toute séparation entre profane et sacré. Nous sommes dans l’entre deux d’un Royaume qui n’est pas encore ici mais qui l’est déjà et auquel nous aspirons. Car de même que l’homme tend vers ce qui le transcende W. Cavanaugh excipe que le politique est porteur d’une aspiration à la communion qu’on ne peut trouver qu’en Dieu.

Les deux auteurs font référence à Saint Augustin et W. Cavanaugh écrit “l’eucharistie est la vraie ‘politique’ comme l’a vu Augustin, parce quelle est la réalisation publique de l’authentique Cité de Dieu eschatologique au milieu d’une autre cité qui va vers sa fin.”.


3) la sacramentalité élargie

31) L’extension de la notion de sacralité

Pour L.M Chauvet l’Église qui représente le Christ agit par trois moyens : l’Écriture (la connaissance) les Sacrements (la liturgie) et l’éthique (l’agir). Ces trois pôles sont indissociables et doivent être pratiqués ensemble. Parmi eux, les sacrements doivent avoir rien que leur place, mais toute leur place. Pour lui la sacramentalité est plus vaste que les sacrements eux-mêmes qui sont constitués en “noyaux de densité” différente qui gravitent comme le feraient des atomes autour d’un noyau central qui est l’eucharistie qui pèse plus “lourd” que tous les autres. Autour des sacrements s’étend l’espace de la sacramentalité. Une bénédiction, par exemple, n’est pas un sacrement, mais entrera dans le domaine sacramentel. C’est dans cette perspective de sacramentalité élargie nous semble-t-il que l’on peut considérer la politique eucharistique de lutte menée au Chili qui est définie dans la préface à l’édition française de son livre par W. Cavanaugh : “décrire une politique alternative centrée sur l’eucharistie et capable d’accomplir l’espérance du Christ pour un monde ébranlé”. Le lien entre christologie et politique temporelle est donc indiqué comme un objectif et il n’est pas excessif de considérer cet ouvrage comme un “manuel de combat eucharistique”.

3-2) l’Église reconstituée

Confrontée aux faits de répression devenus de plus en plus irrécusables, y compris contre ses prêtres, l’église chilienne, d’abord dans un attentisme prudent, tenta des compromis et une diplomatie conciliatrice mal payée en retour. Ces atermoiements étaient dictés par l’idée que les exactions étaient le fait de déviations regrettables et condamnables, mais n’étaient pas imputables à la nature intrinsèquement perverse du régime. Peu à peu l’étau se resserrant sur le peuple comme sur l’Église, cette attitude changea et passa de l’opposition larvée à l’opposition franche et active au régime et aux hommes qui l’animaient. Cette résistance prit la forme d’un soutien militant aux opprimés à travers différentes institutions qui avaient pour but discrètement d’abord, puis de plus en plus ouvertement, d’apporter de l’aide aux victimes et à leurs familles. Ces organismes de soutien acquirent une telle influence qu’ils étaient considérés par le régime comme des organismes séditieux d’opposition à combattre et détruire, ce qu’il ne parvint à faire que très partiellement.
Faire du torturé un martyr témoignant du Christ et de sa souffrance, pour n’être plus un objet, mais un sujet, au sein d’un corps que constitue l’Église c’est “l’armée” rassemblée qui se reconfigura face au régime de Pinochet. Et cette armée pacifique qui se réinitialise dans sa fonction réellement médiatrice va conduire des “campagnes”. D’une part, en excommuniant des bourreaux, action dont la portée théologique est donnée ci-dessus par l’annotation de P.M Chauvet sur “l’ex- communication” ; d’autre part, en organisant sur la voie publique des manifestations qui seront vécues par ses acteurs comme de véritables actes liturgiques. Enfin en créant avec un Comité pour la Paix — supprimé par le régime — puis un vicariat à la solidarité, des services d’assistance pour les démunis, des activités éducatives pour le enfants, de l’assistance psychologique et juridique aux familles des condamnés ou disparus, des centres artisanaux pour la vente de produits faits par des femmes, etc. L’église chilienne devint un efficace corps de résistance communautaire au régime. Cette activité fait mémoire du tableau que Luc dans les Actes brosse des premières communautés chrétiennes et que rappelle P.M Chauvet (p.44). Elles étaient animées par la communion des cœurs (la Koinomia) fondée sur la foi et sur des actes de partage. Cette éthique du partage avait pour Luc valeur théologale “ils sont la communauté messianique devenue présente”. P.M Chauvet commente Luc par une phrase que ne désavouerait pas W.Cavanaugh : “ce partage éthique a valeur de témoignage missionnaire rendu à la résurrection de Jésus”. Cette activité, explique W.Cavanaugh pour “actualiser le corps du Christ”, était eucharistique, car l’Église ne se réalise pas virtuellement : c’est dans les plus pauvres que s’incarne le corps du Christ. Pour Cavanaugh la “politique” eucharistique a pour fonction d’innerver le monde sans retomber dans les errements du pouvoir politique. W.Cavanaugh tente, par ces actions de l’église chilienne “de montrer une sorte de contre politique eucharistique qui forme l’Église en un corps capable de résister à l’oppression”.


Conclusion

S’il fallait décrire en quelques mots le lien entre ces deux ouvrages, le point de jonction à partir duquel s’articulent leurs analyses, c’est le lien du corps. L.M Chauvet le définit bien : “la foi ne peut se vivre, y compris dans ce qu’elle a de plus ‘spirituel’ que dans la médiation du corps (surligné par l’auteur), c’est-à-dire aussi bien d’une société, d’un désir, d’une tradition, d’une histoire, d’une institution, etc. Le plus spirituel a toujours lieu dans le plus ‘corporel’ (p.4).

Ces deux ouvrages présentent d’autres points communs, et notamment le recours à la narrativité : ‘Seigneur toi qui demeures en tout lieu, as-tu toi aussi été dans la villa Grimaldi ?’.Cette phase du romancier chilien Ariel Dorfman, que W.Cavanaugh a placé en tête de son ouvrage, rappelle que cette villa était le centre de torture du régime Pinochet. Par cette formule il veut sans doute signifier que son ouvrage de théologie est ancré dans la réalité de la souffrance et de la glaise humaines qui étaient celles du Christ. D’une manière générale, les deux auteurs privilégient la concrétude et le récit. Si la narrativité consiste à transformer l’expérience humaine en l’intellection d’un vécu W. Cavanaugh la pratique abondamment en faisant commenter par les rescapés eux-mêmes les tortures qu’ils ont subies. Mais P.M Chauvet dans un autre registre y recourt aussi en définissant par exemple l’identité chrétienne par l’exégèse narrative de trois récits que sont les disciples d’Emmaüs (Lc 24,13-35), le baptême de l’Ethiopien (Ac 8,26-40) et la conversion de Saul (Ac 9, 1-20)  dont il tire une matrice théologique commune (la médiation de l’Église, la performativité de la Parole).

Chacun des deux ouvrages déborde largement l’exposé qui en fait ici. On peut légitimement ne pas partager certaines analyses de W. Cavanaugh, par exemple sur le mode historique de constitution des États modernes. Mais le théologien ouvre en même temps des pistes de réflexion stimulantes lorsqu’il écrit : ‘De plus, même où il n’y pas de torture, le pouvoir des états modernes se fonde souvent sur le même contrôle des corps et la même individualisation de l’ensemble des citoyens, auquel tend la torture (p. 36)’.





[1] CHAUVET Louis-Marie, les sacrements, parole de Dieu au risque du corps, Les éditions de l’Atelier,
Paris, 1997,173p.
[2] CAVANAUGH William, Torture et eucharistie, traduit de l’anglais par C. et J. Rastoin, postface de Michel Fourcade, Ad Solem, Paris, 2009, 445 p.
[3] https://amnistie.ca/sinformer/communiques/international/2013/chili/chili-daugusto-pinochet
[4] William .CAVANAUGH, l’Église dans la rue :eucharistie et politique dans  BRISON S., GAGEY H. et J.VILLEMAIN Y.(dir), Église politique et eucharistie, dialogue avec William T.Cavanaugh, Cerf, Paris , 2016, p.20.
[5] BENVENISTE E, Problèmes de linguistique générale I, Gallimard, Paris, 1966, p.259.
[6] Le rapport annuel d’Amnesty international[6] estime qu’elle est pratiquée aujourd’hui dans 141 pays soit les trois quart des pays du monde.
[7] Cette collusion est très bien dénoncée dans le beau roman d’Isabelle Allende « la maison aux esprits » (19982) et le film homonyme réalisé par Bill August en 1993.
[8] La torture pendant la guerre d’Algérie, a obéi parfois  au même objectif (cf. le livre « la question » de Maurice ALLEG, paru aux Éditions de Minuit en 1958)
[9] Cette position, qui  induit que les chrétiens peuvent s’entre-tuer sur des champs de bataille sans que l’Église en soit réellement affectée est un curieux paradoxe souligné par W. Cavanaugh
[10] LUBAC (de) Henri, Corpus mysticum, l’Eucharistie et l’Église au Moyen Age, Aubier, Paris, 1944, ch., p.280-283.
[11] MONTCHEUIL (de) Yves, Aspects de l’Église, Éditions du Cerf, col. livre de vie, Paris, 1948, p.41
[12] LUBAC (de)Henri, Surnaturel, Études historiques, nlle ed. M. Sales, Desclée de Brouwer, Paris, 1991.
[13] Le débat entre nature et surnature est provoqué par des exégètes de Thomas comme Cajetan et Suarez. Pour eux  la nature s’auto suffisant et s’auto réalisant  ne peut contenir une aspiration qui lui serait naturellement étrangère sauf à contraindre Dieu à la satisfaire ce qui viendrait contredire sa liberté et la pure grâce.