
Le mystère du surnaturel
Le mystère du surnaturel (1965) fait suite à quatre études du père de
Lubac commencées en 1946 par son livre Surnaturel.
Dans son introduction au Mystère du
surnaturel, Michael Figura écrit que le père de Lubac « rétablit
l’articulation organique de l’ordre de la nature avec celui du surnaturel: le « desirium naturale videnedi Deum » (désir
naturel de voir Dieu) de Saint Thomas d’Aquin [1]
dispose que l’esprit créé est ordonné à une fin divine.
1)
Présentation de la problématique générale de
l’ouvrage
« mon âme a soif de toi » s’exclame le psalmiste. Ce « désir naturel »
de voir Dieu est si ancré dans la nature
humaine promise à une vision béatifique, qu’il semble lui être consubstantiel. Comme
l’écrit le père Henri de Lubac dans la préface: « À travers tous les bouleversements de la culture, la
condition humaine demeure fondamentalement la même. [2]»
Cette finalité, qui
serait « naturelle » à l’homme, est particulièrement débattue à la lumière des interprétations de Saint Thomas
d’Aquin faites par Cajetan (1438-1554) et poursuivies par Suarez
(1548-1618). Tous deux postulent que le désir de voir Dieu auquel la nature
humaine est ordonnée se juxtapose à un second ordre relevant du surnaturel. Par ordre
naturel il convient d’entendre une possibilité immanente qui comporte en elle sa finalité dernière et
la possibilité de l’atteindre. Le surnaturel qui répond à ce désir de Dieu s’ajoute de manière
extrinsèque à cette finalité naturelle. C’est ce débat sur une thèse dualiste, correspondant à deux ordres hétérogènes de
nature différente, celui de la nature et celui de la grâce, sur l’immanence et
la transcendance, qui va nourrir la réflexion
du père de Lubac dans ses différents écrits sur le surnaturel.
1-1. La pure nature
Le principe d’immanence
soutenu par Cajetan, est le
suivant : «La nature raisonnable est
un tout fermé mais dans lequel les tendances et les capacités actives se
correspondent rigoureusement »[3] et« le désir naturel ne s’étend pas au-delà de
la capacité de la nature». Le père de Lubac qualifie ces théologiens du « bon sens », mais
d’un bon sens « endormi » qui ferme l’accès à la vérité. Ils
expriment une opinion contraire à la
tradition spirituelle. Saint Grégoire le Grand, par exemple, écrit: «Si l’âme n’était si grande, jamais elle
ne se poserait de telles questions; et si elle n’était si petite, elle
résoudrait au moins les questions qu’elle se pose[4]. »
L’interprétation de Cajetan et de ses émules, qui commande pour une large part
le thomisme postérieur, n’est pas fidèle, d’après lui, au texte qu’il commente
et elle en fausse indubitablement le sens.
Car Saint Thomas
d’Aquin, comme d’ailleurs Saint Bonaventure, pense l’inverse: c’est parce que
la finalité dernière de la nature humaine est surnaturelle qu’elle peut
recevoir en elle la grâce sanctifiante. « Omnis
intellectus naturalietr desiderat divinae
substantiae visonnem » (chaque intellect créé désire naturellement voir la
substance divine). Cette phrase de Saint Thomas fait écho, près de mille
ans après, à Saint Augustin auquel elle aurait pu être attribuée sans
peine. Ce que Saint Thomas déclare impossible
n’est pas du tout le désir naturel de voir Dieu mais l’ambition d’égaler Dieu. En résumé, le père
de Lubac estime que pour avoir une vue cohérente et simple du sujet,
l’intelligence doit se libérer d’une double imagination: celle qui lui faisait
concevoir Dieu à la manière d’un homme, mais également celle qui lui faisait concevoir l’homme à la
manière d’un « être naturel » ce que, stricto sensu, il n’est pas.[5]
1-2 Nature et surnaturel
Contrairement à Thomas
il ne semble pas à Cajetan que l’homme, image de Dieu, soit ordonné
naturellement à la vision béatifique comme vers sa fin. Néanmoins il estime que
sa nature pure peut être « surélevée par la grâce». Car ce désir de communion
avec la substance divine, s’il était encré dans la nature, aurait comme
conséquence, selon lui, de nier la
transcendance absolue de Dieu, puisque celui-ci devrait être amené à accéder à
ce désir d’être. Ceci nierait non seulement la transcendance mais
également la gratuité du don divin.
Paradoxalement l’homme pourrait être en position d’exigence puisque ce besoin
d’union lui serait consubstantiel.
Pour ces théoriciens
la nature pure humaine n’aurait besoin
de rien d’autre que d’elle-même pour parvenir à ses fins, puisqu’elle est déjà
« équipée » pour y parvenir. Si dans la « pure
nature » l’homme à une finalité naturelle, Dieu, par sa grâce, « surajoute »
une autre fin à cette nature, et cette
finalité complémentaire, qui est un don gratuit, est surnaturelle. C’est un
processus à double niveau puisque l’ordre surnaturel vient se juxtaposer à
l’ordre naturel. Cet extrinsécisme affirme la transcendance divine absolue par
la gratuité du don divin et de la grâce
qui viennent se surajouter à la nature humaine.
Dans son ouvrage Henri de Lubac ne nie pas que la
finalité concrète de la vie humaine soit
ordonnée à un ordre naturel, mais il va contester l’immanentisme absolue que certains
théologiens font de celui ci.
2 .THEMATIQUES PRINCIPALES DEVELOPPEES DANS L’OUVRAGE
2-1. La Nature ouverte à une finalité surnaturelle
Le cardinal de Lubac fait référence à Étienne
Gilson qui soutient qu’entre le thomisme
et l’augustinisme, que Cajetan a cherché
à opposer, existe un lien profond, au-delà des divergences techniques qui
tend à «effacer les frontières entre les
ordres de nature et de la grâce. »[6]
Saint Augustin écrit : «Avant d’être fils de Dieu, nous étions
déjà quelque chose, et nous avons alors reçu le bienfait par quoi devenir ce
que nous n’étions pas. La grâce nous a fait ce que nous n’étions pas, c’est-à-dire
fils de Dieu, mais auparavant nous étions déjà quelque chose, et ce quelque
chose était grandement inférieur: nous étions des fils d’homme...[7] ».
Saint Thomas complète:
«Le respect des valeurs naturelles dans
leur structure propre est le meilleur gage du respect du surnaturel dans son irréductible
originalité. » [8]
Un auteur comme Guy
de Broglie se place dans une position
intermédiaire entre Cajetan et de Lubac: il admet une liaison et un
parallélisme étroit entre les deux ordres. Il soutient que la grâce est «un achèvement donné à la nature dans le
sens même qu’ébauchaient déjà ses inclinations actives[9]».
Il y donc pour lui une prédisposition naturelle en l’homme que la grâce vient
activer pour la rendre opérative.
Pour le père de Lubac le dualisme affiché entre nature et surnaturel est plus un effet d’optique qu’une réalité[10].
En effet, la connexion entre le désir de
voir Dieu inscrit dans la nature humaine et la capacité d’y parvenir relèverait
bien de registres différents mais ne serait que le «signe certain de l’attention de Dieu de
combler en fait ce désir qu’il a lui-même posé dans la nature rationnelle. »
Au désir naturel de l’homme répondrait l’intention de Dieu ou plus précisément le désir que Dieu a inscrit dans la nature humaine de voir
l’homme le désirer. Toutefois, à la différence
de Guy de Broglie, il estime que le désir de Dieu ne peut pas être
atteint simplement en poussant à son extrémité cette disposition naturelle. Il écrit
qu’on ne peut atteindre l’infini par simple prolongement du fini. Ce n’est pas
un palier de plus à franchir mais un
autre état de nature ontologique à vivre, car c’est à un anéantissement de sa propre personne que l’homme doit consentir.
Car la nature et la grâce, tout en étant en correspondance, ne le sont pas
automatiquement et ne se situent pas sur le même plan. « […] la nature de l’être spirituel, telle qu’elle existe, n’est
pas conçue comme un ordre appelé à se clore définitivement sur lui-même, mais
comme ouverte à une finalité inéluctablement surnaturelle. Ce fait n’entraîne
pas que la nature est déjà en elle-même et comme son propre fonds le moindre
élément positivement surnaturel. Il n’entraîne pas que cette nature, comme
nature et par nature, soit élevée[11]»;
cela équivaut à dire que l’homme dans sa nature et par sa nature
« déborde » de lui-même. Karl Rahner, cité par Jean Baptiste Lecuit[12],
note à ce sujet : « il faudrait se demander si le concept
scolastique de nature, dans son application à la nature de l’homme, n’est pas encore trop
copié sur le modèle de l’infra humain (à la suite de la philosophie ancienne orientée
vers la physique). Que signifie la « définition » donc la
délimitation de la « nature » de l’homme s’il est l’être de la transcendance, donc du
dépassement de la limitation?»
2-2. Nature et grâce sont conjoints par une «union transformante»
La réalité
surnaturelle n’est donc pas une simple continuation de tendances naturelles:
elle implique un renversement ontologique que le père de Lubac nomme «une union
transformante». La grâce, qui en est l’outil divin, est une intrusion divine
qui opère dans l’esprit humain une métanoïa. C’est en anéantissant sa volonté
propre que l’homme crée les conditions de son accueil permettant à cette action
transformatrice d’opérer. C’est cette mort à soi-même qui permet à la grâce de Dieu
d’advenir. Cette inconnaissance, cette
nuit obscure, ce « trémendum fascinosum », selon l’expression du
sociologue des religions René Otto, est le propre de nombreux mystiques qui
nous en ont laissé le témoignage. C’est ce qui fait écrire à Maurice Blondel
dans l’Action: «Nul ne voit Dieu sans
mourir». Les deux moments, immanent et transcendant, sont en continuité
transformatrice, chrysalide et papillon,
l’une mourant à elle-même pour se
transformer en l’autre. Vouloir faire de l’ordre naturel le réceptacle unique
de la nature et de la grâce sans « union transformante » disruptive entre
elles, c’est entrer dans une
contradiction aussi grande que celle qui vise à faire relever nature et
grâce de deux ordres distincts. De
plus,
si le surnaturel est de même nature que le « naturel », « Que va-t-il rester de propre à
l’ordre surnaturel sinon le mot ?». L’autre thèse, celle de Cajetan, qui vise à séparer un ordre naturel d’un
ordre spirituel comme deux voies parallèles ne fera, note le Père de Lubac, que consommer
un divorce.
2-3. Une gratuité et un don parfait que rien
n’oblige
Convoquant à nouveau
Saint Thomas le père de Lubac estime que ce désir n’est pas une notion
psychologique, mais une finalité concrète de l’homme inscrite en lui; non
seulement un « désir de nature»
mais « le désir de sa nature[13]».
Par sa création Dieu me donne incessamment
à moi même, par le désir qui m’habite, la possibilité de me recréer en son
sein.
En soutenant cette
position Le Père de Lubac pense emprunter la seule voie vraiment efficace qui
est la voie principale de la tradition.
« Dieu m’a donné l’être » ;
« A cet être qu’il m’a donné, Dieu a imprimé une finalité surnaturelle; Il
a fait retentir en ma nature un appel à Le voir[14] ». Mais il ne faudrait pas croire que
diachroniquement dans un premier temps Dieu crée, puis dans un deuxième, il
donne le désir de le voir, et dans un dernier enfin celui d’y parvenir. Henri de
Lubac note « En résumé, dès que je
dis « je », j’existe, j’ai mon être; et dès que j’existe, dès que j’ai
mon être, je suis finalisé. Impossible de dissocier réellement ces trois
éléments pour les répartir en trois instants de la durée(…) ». Car Dieu est «simple» et « le don de Dieu c’est Dieu même »[15].
Le don de Dieu c’est
Dieu lui même. Et avec la création, estime aussi Bérulle, Dieu me donne
incessamment à moi-même. La création d’un être spirituel, la finalité
surnaturelle qui y est imprimée, la liberté qui lui est laissée de participer à
la vie divine préservent autant l’indépendance de Dieu que celle de l’homme. L’homme
qui participe à cette vie divine devient participant de l’esprit divin en lui.
«[…] ce n’est donc pas le surnaturel qui
s’expliquerait par la nature […][16]
c’est au contraire la nature qui s’explique aux yeux de la foi, par le
surnaturel, comme voulu pour lui[17].». « C’est la fin qui est première et qui convoque et recrute les moyens».[18]
En suscitant la nature, le surnaturel la place en position de l’accueillir. Cela
n’entraîne pas pour autant que la nature soit en ordre d’exécution. Mais tout
vient de Dieu à qui revient en tout l’initiative. Étienne Gilson, cité par de
Lubac, note: «c’est parce qu’il voulait
que nous fussions un jour avec lui, que Dieu a voulu que nous « fussions »,
car telle est, au sens métaphysiquement
plein de la formule, notre seule « raison d’être ... »
Le vouloir de Dieu est premier et par
conséquent la liberté divine est totale. Jean Pierre Wagner cite un texte de
Henri de Lubac qui, en résumé, considère que voir le surnaturel comme une contrainte que la
nature imposerait à Dieu est un point de vue anthropocentrique. Dieu est
créateur de tout par pure générosité, et le point de vue théocentrique (que
l’on peut imaginer sans prétendre le connaître) par lequel tout est voulu par
Lui, balaie les arguments visant à séparer deux ordres de nature.[19]
2-4 Le
déhanchement de Jacob
Tout être naturel
doit avoir sa fin ultime proportionnée à sa nature. Les hommes ne peuvent être
confondus avec des êtres simplement « naturels » ceux qui sont «existés»
plus qu’ils n’existent. Si, par rapport à l’ordre spirituel, l’homme doit être
qualifié de «naturel», il faut reconnaître à l’homme le caractère exorbitant de sa nature car l’homme «c’ est la situation d’un esprit qui doit devenir le sujet et
l’agent d’un acte de connaissance
pour lequel il n’est pas équipé naturellement et qui doit ainsi s’accomplir en
se dépassant[20]».
Il y a dans la nature de l’homme une nature qui est au-delà d’elle. Les êtres qualifiés de naturels ont bien
sûr engravés en eux un vestige du créateur; mais, à leur différence, les êtres
spirituels sont faits à Son image. Pour Saint Thomas d’Aquin l’homme seul est
totalement subordonné à l’universel et à l’infini. L’être humain possède en lui potentiellement une transcendance
illimitée qui donne à l’horizon humain son caractère infini, et cette infinitude
constitue précisément son humanité. De là, l’auteur y voit « une sorte de déhanchement, cette mystérieuse claudication qui
n’est pas seulement celle du péché, mais d’abord et plus radicalement celle d’une
créature faite de rien, qui, étrangement, touche à Dieu [21]».
Bien que l’auteur ne l’évoque pas, comment cette annotation ne ferait-elle pas songer
au déhanchement de Jacob après sa rencontre avec l’Ange?
La conscience réflexive et intuitive que l’homme
acquière de son image divine et du désir qui lui correspond de connaître Dieu ne
peut se produire et se réaliser que dans
la reconnaissance de la gratuité du don qui vient combler ce
désir, gratuité qui correspond à
l’émerveillement sans fin procuré par la
Bonne Nouvelle. C’est la révélation qui est le ressort de « l’union transformante »
dans la nature évoquée précédemment par le père de Lubac.
Le mystère du surnaturel
Comment une
intelligence créée, donc finie, peut-elle être appelée à voir Dieu
immédiatement, tel qu’il est en lui-même. Saint Thomas écrit : « Aucune substance créée ne peut parvenir
par ses forces naturelles à voir Dieu par l’essence[22]. »
La scolastique traditionnelle s’est attachée à résoudre ce paradoxe. Il est
établi que le désir de voir Dieu est en
nous, et même il est nous-mêmes. Et pourtant il ne peut être comblé que par pur
bienfait divin.
La seule réponse
adéquate, qui permette de dépasser cette
contradiction formelle, est le recours à l’idée même de mystère (c’est le terme
qui figure intentionnellement dans le titre du livre de l’auteur). L’idée de mystère
n’est pas antinomique avec celle de raison.
Elle est recevable à partir du moment où est admise l’idée d’un Dieu personnel
et transcendant. Car le simple bon sens ne permettrait pas d’admettre que le Verbe
éternel puisse communiquer à ce que nous sommes. Comment concevoir qu’une
intelligence finie soit capable de recevoir une
communication infinie? Par exemple, quels que soient par ailleurs les
apports rationnels décisifs des pères conciliaires, de Saint Augustin, de Saint
Thomas d’Aquin, comment comprendre l’unité de la Trinité en recourant à de
simples arguments de logique formelle, ce qui équivaudrait à demander à un
esprit rationnel de concevoir un cercle carré! La Vérité révélée est donc
nécessairement pour nous un mystère.
Le père de Lubac ne
croit pas que désir de la vision béatifique soit connaissable par la seule raison : «Il ne faut pas penser que nous puissions
comprendre l’homme autrement qu’en le saisissant dans son mouvement vers la
bienheureuse heureuse obscurité de Dieu »[23].
Car Dieu est et restera un mystère pour
l’homme, mais l’homme fait à son image est également un mystère pour lui-même. Il
est mystère dans son essence même, dans sa nature. Le père de Lubac cite le
cardinal Tolet faisant ce commentaire de la Somme Théologique: «si l’homme connaissait parfaitement sa nature,
il connaîtrait que sa fin est la vision divine ». Le père de Lubac ajoute: « certains abîmes de notre nature ne s’entrouvrent qu’aux chocs de la
Révélation ». La béatitude -l’unique béatitude- transcende toutes
investigations rationnelles. Même si nous savons avec Thomas d’Aquin « qu’aucun désir naturel ne saurait
être vain » on ne peut aboutir qu’en raisonnant à l’intérieur de la
foi.
Pour aborder ce
mystère, Saint Augustin comme Saint Thomas faisaient appel à une « ratio
supérieure », par laquelle peut s’effectuer, sans doute plus de manière
intuitive qu’intelligible, une première contemplation des choses éternelles. D’après
le père de Lubac on ne peut tout réduire à la clarté d’une simple vue qui
ferait évanouir le mystère, mais on peut le réduire en s’élevant
dialectiquement à l’harmonie d’une opposition surmontée.
La vision béatifique
n’est pas la contemplation d’un spectacle, c’est une participation intime à la
vue que le fils a du père au sein de la Trinité.
En résumé la thèse
du père de Lubac est que Dieu ayant créé toute chose, il ne déroge pas à
sa souveraineté en répondant à un besoin
qu’il a lui même suscité dans la nature. Dieu
a créé le monde par grâce,
pour l’homme, et l’a créé aussi pour Lui-même et pour sa propre gloire. Il a
créé l’homme à son image pour qu’il parvienne à sa ressemblance. L’homme
parvient à celle-ci qui est sa fin naturelle en développant le besoin d’être
spirituel en lui. Ce désir que l’homme porte en lui est comme une graine, une
potentialité latente qui est déposée en lui par Dieu lui-même. Mais l’homme n’a
pas le pouvoir d’atteindre par lui-même cette vision de Dieu. Il n’a pas d’exigence « naturelle » à avoir et
si l’on renverse la problématique c’est Dieu qui pourrait en avoir une sur lui,
mais il n’y a ni débiteur ni créancier. Tout est don et gratuité de Dieu.
3. Commentaires sur les thèses
du père de Lubac dans le mystère du
surnaturel
Il est parfois
difficile de se faire une opinion fondée sur un sujet dont les théologiens eux-mêmes
ont parfois une certaine difficulté à démêler
les entrelacs. Un exemple de cette complexité est donné par l’interprétation de
l’encyclique Humani Generis de 1950.
Dans celle-ci Pie XII déplore que «certains
déforment la vraie gratuité de l’ordre surnaturel quand ils prétendent que Dieu
ne peut pas créer des êtres doués d’intelligence sans les ordonner à la vision
béatifique et les y appeler». Or certains virent dans cette encyclique une
condamnation des thèses de Henri de Lubac sur le surnaturel et s’en réjouirent.
En fait cette phrase résume assez bien ce que celui-ci pense en opposition aux
théologiens immanentistes et de Lubac vit dans cette encyclique non une
condamnation, mais au contraire une confirmation de sa thèse. Ces
interprétations divergentes d’un même texte montrent la confusion et l’incompréhension que
les différentes options en présence entretenaient.
3.1 Transcendance et Immanence.
L’ambition du Père
de Lubac dans ce livre est de soutenir une position théologique satisfaisante pour
concilier la nature de l’homme dans son
désir ontologique de participer à la vie divine et la souveraineté absolue de
la transcendance divine.
De Lubac n’a jamais
mis en doute que l’homme soit assigné à
une fin naturelle mais l’absolutisation de celle-ci en pure nature ne lui
semble pas pertinente « nous ne
disons pas quelle soit fausse mais elle
est insuffisante ». En évacuant la thèse du désir naturel de
voir Dieu et en assignant à l’homme une finalité exclusivement naturelle,
certains théologiens semblent apporter
une réponse plus théorique que théologique au sujet, si l’on considère ce désir comme le vouloir
être d’assumer une nature qui dépasse la nature, que cette option soit philosophique (Blondel) ou théologique (de Lubac).
Mais il est possible
de se demander si une part du débat, non abordé dans le livre, ne porte pas
aussi sur la question de savoir si l’homme s’assigne à lui-même une fin
naturelle, ou s’il y est assigné par une nature « contrainte », la
nature étant ici le désir de Dieu engrammé en l’homme qui le lierait. Cette
interrogation renvoie au débat philosophique contemporain sur le rapport entre
l’existence et l’essence (laquelle précède ou dépend de l’autre?) et sur la
réponse à apporter à la demande de liberté de l’homme (si l’homme n’avait pas
d’autre choix que d’obéir à une nature qui lui est imposée où serait sa liberté?).
Les réponses à ces questions peuvent
être philosophiquement opposées, comme celles de Blondel et Sartre, ou théologiquement proches,
comme celle du père de Lubac et de Karl Rahner.
Aussi il semble, à
juste titre, que de Lubac ne réponde pas véritablement aux objections formelles de Cajetan, car la
rhétorique développée se contredit elle-même sur le plan de la logique formelle:
Dieu ne peut pas être contraint par une possibilité qu’il a lui même créé. Le
père de Lubac se place sur un terrain différent
en réaffirmant et en approfondissant les positions de Saint Thomas, de Saint
Augustin et des Pères. D’abord en soulignant que le désir de Dieu chez l’homme
n’est pas une construction intellectuelle mais un besoin ontologique, et ce
besoin appartient à tous les hommes en tous temps et tous lieux. C’est la
révélation chrétienne qui montrera à l’homme non seulement la route qu’il
perçoit obscurément, mais le but à atteindre qui est la Vérité du salut. Par
ailleurs l’appel logique à la déification de l’homme est un don gratuit de Dieu
tout comme l’a été la création. Pour le père de Lubac il faut effectivement dépasser
l’hypothèse d’une « Natura Pura » puisque Dieu n’était pas obligé de créer l’homme, ce qu’il a fait librement , ni
de lui donner ce désir de le voir en béatitude pour qu’à terme, lui et nous, ne
soyons qu’un. Aussi le père de Lubac réaffirme la souveraine liberté de Dieu à
l’égard de toute revendication de la créature. Il aurait pu ne pas nous donner
l’être, il aurait pu ne pas nous donner le désir de le voir, mais Il ne l’a pas
fait.
L’appel de Dieu est
constitutif de notre nature et y répondre c’est répondre à notre propre finalité.
(Mais aussi à Son désir). Toutefois, l’homme n’a pas le pouvoir d’atteindre par
lui-même cette vision de Dieu. Ce désir est universel, intemporel, mais sans la
lumière de la révélation, l’homme ignore la véritable fin à laquelle il est
ordonné. « Dieu s’est fait homme
pour que l’homme se fasse Dieu ». Immanence et transcendance sont en lien en
l’homme dans une « union transformante ».
3.2 Dieu des philosophes et Dieu des
croyants.
Si le désir de voir Dieu
est universel, il est, pour certains humains,
un désir le voir non comme une personne mais comme une cause. Pour Silvestre de Ferrare, cité par de Lubac,
il y aurait dans la nature humaine un désir de voir Dieu, mais de le voir
« comme cause[24] ».
N’aboutit-on dans ce contexte à une morale qui peut être bien réelle mais une
morale sans religion ou une religion naturelle qui, selon le mot de Etienne
Gilson cité par le Père de Lubac, « n’est
qu’une vertu morale naturelle entre les autres ? ». En fait il a fallu
toute autorité de l’église pour combattre cette idée et donner pleine signification
à la parole connue de l’apôtre Paul «Je
connaîtrai comme je suis connu ».
Le dieu
« aristotélicien », cause pure, est un dieu lointain dont l’homme n’a
rien à attendre de particulier, l’homme
étant suffisamment établi dans sa nature pour se passer de toute
intervention que, du reste, il n’attend ni n’espère; Dieu vacant à ses
occupations et les hommes aux leurs. Dans ce monde « naturel », la
créature n’entretient aucune relation d’amour avec Dieu qui n’est pas une personne ; il est commun, mais
juste, de dire que si l’on entretient une relation affective d’amour avec une
personne, ce n’est pas le cas avec un
principe, fut-il créateur!. Ce dieu des philosophes, qui va opposer Pascal et
Descartes, aura une nombreuse descendance spirituelle et philosophique qui écartera
peu à peu le dieu des croyants de la
société.[25]
Même si le père de
Lubac n’en fait pas le commentaire, on ne peut s’empêcher de rapprocher ce dieu
des philosophes du débat sur la pure
nature. La partition de deux ordres séparés hétérogènes fait noter au père de
Lubac: « Voulant protéger le
surnaturel de toute contamination, on l’avait en fait, exilé, hors de l’esprit
vivant comme de la vie sociale et le champ restait libre à l’envahissement du
laïcisme. »[26] Pour lui, la mise hors du champ de
la pure nature du surnaturel entraîne de
fait une sécularisation des consciences humaines et renforce la tendance immanentisme de l’homme
à vouloir par ses propres moyens devenir
sa propre fin. Cette coupure serait responsable d’un extrinsécisme de la grâce
qui aurait fait le lit de l’athéisme car la nature se suffirait à elle-même.
Cela conduit à une philosophie naturelle et une sécularisation qui a conduit à
pousser la religion hors de la vie civile.
CONCLUSION
C’est par l’appel de
l’amour de Dieu que le père de Lubac clôt son livre en soulignant, notamment,
les différences du désir chrétien avec le Beau platonicien ou le dieu vivant et
parfait aristotélicien. Ils ont méconnu la véritable fin de l’homme qui est la
vision de Dieu et le moyen d’atteindre cette fin, à savoir la médiation du
Verbe incarné. « alors je connaîtrai
comme je suis connu ». De Lubac cite Etienne Borne: « le platonisme chrétien est un fait
historique; mais il a fallu, avec Saint Augustin, affrontement et combat comme
de Jacob avec l’Ange, et d’où, l’un des protagonistes, la philosophie, est sorti boiteux, portant la marque
de son heureuse de défaite »[27].
La métanoïa chrétienne a succédé à l’epistrophê platonicienne.
La vision béatifique
n’est pas la contemplation d’un spectacle, c’est une participation intime à la
vue que le fils a du père au sein de la Trinité. « Notre destinée divine consiste dans la contemplation de Dieu
face-à-face pour Le connaître comme il se connaît afin d’entrer avec lui
en communion de vie et de réciprocité d’amour [28]».
La crainte exprimée
par le père de Lubac relative aux conséquences de la sécularisation progressive des consciences
n’était pas vaine. Le laïcisme exacerbé
a entraîné la mort civile de Dieu
et masque à l’homme ce vouloir être divin qu’il porte en lui. Il a permis
de faire suppléer la religion par la
morale laïque, puis la morale par la technologie qui est devenue une nouvelle éthique:
de plus en plus ce qui est possible technologiquement est désormais admissible
moralement. la modernité advenant,l’homm entend conquérir la nature et
s’affranchir de Dieu. Les dérives contemporaines sur l’euthanasie, la GPA , la
bio éthique, le transhumanisme sont les conséquences nouvelles d’un enfermement
de l’homme sur lui même : l’homme souverain s’affirmant comme sa propre
création dans l’oubli de sa finalité.
En écho aux crantes
exprimées par le père de Lubac , le philosophe Rémi Brague écrit « le refus pour l’humanité de tirer son
existence et sa légitimité d’ailleurs que d’elle même ,amène à détruire
l’homme »[29].
BIBLIOGRAPHIE
CHANTRAINE G., La
théologie du surnaturel selon Henri de Lubac, nouvelle revue de théologie,
n° 119/2, 199, p.218-235
GIBELLINI R., Panorama
de la théologie au XXème siècle, Paris, Cerf, 1994.LACOSTE J.-Y., (dir.), Dictionnaire critique de Théologie, Paris, Quadrige/PUF, 2002.
LECUIT J-B., y a-t-il
un désir naturel de voir Dieu? Revue d’éthique et de théologie morale
N°262, 2010/4, Paris, éditions du Cerf, p.57-81.
LUBAC (de) H., Le mystère du surnaturel, Paris, Aubier,
coll. « Théologie », 64, 1965.MEESEN Y., Le mystère du surnaturel chez Henri de Lubac, note de cours de master de Théologie, CAEPR, université de Metz, 2017.
SESBOUE B., Karl Rahner, Paris, Cerf, coll. « Initiation aux théologiens », 2001.
WAGNER J.-P., Henri de Lubac, Paris, Cerf, coll. « Initiation aux théologiens », 2001.
[1]LUBAC (de) Henri, le
mystère du surnaturel, oeuvres complètes, t. XII, Quatrième
section « Surnaturel » Paris Les éditions Cerf, 2009, p. I.
[2] Ibid., p.16
[3] Ibid.,
p.179
[4] Ibid.,
p.203
[6] Ibid., p.44
[7] Ibid., p.43
[8] Ibid.,p.45
[9] Ibid.,p.47
[10] poussé à l’extrême cette thèse des deux ordres
pourrait conduire à envisager une nature d’un côté et une
« surnature » de l’autre, et non seulement un surnaturel.
[11] Ibid., p.55
[12] Jean Baptiste LECUIT, « y a-t-il un désir
naturel de voir Dieu ? »Revue d’éthique et de théologie morale
N°262, 2010/4, Paris, éditions du Cerf, p.57-81.
[13] Le mystère du
surnaturel, p.85
[14] Ibid.,p.106
[15] Ibid.,p.109
[16] nature à laquelle il se surajouterait comme une
extension nouvelle
[17] Ibid.,
p.128
[18] Paul Claudel, Introduction
au livre de Ruth, cité par Henri de Lubac.p.128
[19] Jean Pierre Wagner, Henri de Lubac, coll. « initiation aux théologiens », Paris,
éditions du cerf, 2001, p.215
[20] Le mystère du
surnaturel, p.137
[21] Ibid., p.149
[22] Ibid.,
p.209
[23] Ibid.,p.260
[24] Ibid., p
.71
[25] On pourrait même soutenir qu’elle a l’origine de la
plupart des démarches gnostiques; sans
nier un principe supérieur, celles-ci postulent que l’homme a dans sa nature la
capacité d’accéder à la lumière divine.
[28] Michel Figura, présentation
du mystère du surnaturel
[29] BRAGUE Rémy, le
règne de l’homme, coll « L’esprit de la Cité »Paris,
ed.Gallimard, 2016