samedi 14 juillet 2018








 Le mystère du surnaturel

Le mystère du surnaturel (1965) fait suite à quatre études du père de Lubac commencées en 1946 par son livre Surnaturel. Dans son introduction au Mystère du surnaturel, Michael Figura écrit que le père de Lubac « rétablit l’articulation organique de l’ordre de la nature avec celui du surnaturel: le « desirium naturale videnedi Deum » (désir naturel de voir Dieu) de Saint Thomas d’Aquin [1] dispose que l’esprit créé est ordonné à une fin divine.


1)    Présentation de la problématique générale de l’ouvrage

« mon âme a soif de toi » s’exclame le psalmiste. Ce « désir naturel » de voir Dieu est  si ancré dans la nature humaine promise à une vision béatifique, qu’il semble lui être consubstantiel. Comme l’écrit le père Henri de Lubac dans la préface: « À travers tous les bouleversements de la culture, la condition humaine demeure fondamentalement la même. [2]»
Cette finalité, qui serait « naturelle » à l’homme, est particulièrement débattue à  la lumière des interprétations de Saint Thomas d’Aquin faites par Cajetan (1438-1554) et poursuivies par Suarez (1548-1618). Tous deux postulent que le désir de voir Dieu auquel la nature humaine est ordonnée se juxtapose  à un  second ordre relevant du surnaturel. Par ordre naturel il convient d’entendre une possibilité immanente  qui comporte en elle sa finalité dernière et la possibilité de l’atteindre. Le surnaturel qui répond à  ce désir de Dieu s’ajoute de manière extrinsèque à cette finalité naturelle. C’est ce débat sur une thèse dualiste,  correspondant à deux ordres hétérogènes de nature différente, celui de la nature et celui de la grâce, sur l’immanence et la transcendance, qui va nourrir  la réflexion du père de Lubac dans ses différents écrits sur le surnaturel.

1-1. La pure nature

Le principe d’immanence soutenu par  Cajetan, est le suivant : «La nature raisonnable est un tout fermé mais dans lequel les tendances et les capacités actives se correspondent rigoureusement »[3] et« le désir naturel ne s’étend pas au-delà de la capacité de la nature». Le père de Lubac qualifie  ces théologiens du « bon sens », mais d’un bon sens « endormi » qui ferme l’accès à la vérité. Ils expriment  une opinion contraire à la tradition spirituelle. Saint Grégoire le Grand, par exemple, écrit: «Si l’âme n’était si grande, jamais elle ne se poserait de telles questions; et si elle n’était si petite, elle résoudrait au moins les questions qu’elle se pose[4]. » L’interprétation de Cajetan et de ses émules, qui commande pour une large part le thomisme postérieur, n’est pas fidèle, d’après lui, au texte qu’il commente et elle en fausse indubitablement le sens.
Car Saint Thomas d’Aquin, comme d’ailleurs Saint Bonaventure, pense l’inverse: c’est parce que la finalité dernière de la nature humaine est surnaturelle qu’elle peut recevoir en elle la grâce sanctifiante. « Omnis intellectus  naturalietr desiderat divinae substantiae visonnem » (chaque intellect créé désire naturellement voir la substance divine). Cette phrase de Saint Thomas fait écho, près de mille ans après, à Saint Augustin  auquel elle aurait pu être attribuée sans peine. Ce que Saint Thomas déclare impossible  n’est pas du tout le désir naturel de voir Dieu mais  l’ambition d’égaler Dieu. En résumé, le père de Lubac estime que pour avoir une vue cohérente et simple du sujet, l’intelligence doit se libérer d’une double imagination: celle qui lui faisait concevoir Dieu à la manière d’un homme, mais également  celle qui lui faisait concevoir l’homme à la manière d’un « être naturel » ce que, stricto sensu, il n’est pas.[5]

1-2 Nature et surnaturel

Contrairement à Thomas il ne semble pas à Cajetan que l’homme, image de Dieu, soit ordonné naturellement à la vision béatifique comme vers sa fin. Néanmoins il estime que sa nature pure peut être « surélevée par la grâce». Car ce désir de communion avec la substance divine, s’il était encré dans la nature, aurait comme conséquence, selon lui, de nier  la transcendance absolue de Dieu, puisque celui-ci devrait être amené à accéder à ce désir d’être. Ceci nierait non seulement la transcendance mais également  la gratuité du don divin. Paradoxalement l’homme pourrait être en position d’exigence puisque ce besoin d’union lui serait consubstantiel.
Pour ces théoriciens la  nature pure humaine n’aurait besoin de rien d’autre que d’elle-même pour parvenir à ses fins, puisqu’elle est déjà « équipée » pour y parvenir. Si dans la « pure nature » l’homme à une finalité naturelle, Dieu, par sa grâce, « surajoute » une autre  fin à cette nature, et cette finalité complémentaire, qui est un don gratuit, est surnaturelle. C’est un processus à double niveau puisque l’ordre surnaturel vient se juxtaposer à l’ordre naturel. Cet extrinsécisme affirme la transcendance divine absolue par la gratuité du don divin  et de la grâce qui viennent se surajouter à la nature humaine.

Dans son  ouvrage Henri de Lubac ne nie pas que la finalité concrète de la vie  humaine soit ordonnée à un ordre naturel, mais il va contester l’immanentisme absolue que certains théologiens font de celui ci.

2 .THEMATIQUES PRINCIPALES DEVELOPPEES DANS L’OUVRAGE

2-1. La Nature ouverte à une finalité surnaturelle
 Le cardinal de Lubac fait référence à Étienne Gilson qui soutient  qu’entre le thomisme et l’augustinisme, que Cajetan a cherché  à opposer, existe un lien profond, au-delà des divergences techniques qui tend à «effacer les frontières entre les ordres de nature et de la grâce. »[6]
Saint Augustin écrit : «Avant d’être fils de Dieu, nous étions déjà quelque chose, et nous avons alors reçu le bienfait par quoi devenir ce que nous n’étions pas. La grâce nous a fait ce que nous n’étions pas, c’est-à-dire fils de Dieu, mais auparavant nous étions déjà quelque chose, et ce quelque chose était grandement inférieur: nous étions des fils d’homme...[7] ».
Saint Thomas complète: «Le respect des valeurs naturelles dans leur structure propre est le meilleur gage du respect du surnaturel dans son irréductible originalité. » [8]
Un auteur comme Guy de Broglie se place  dans une position intermédiaire entre Cajetan et de Lubac: il admet une liaison et un parallélisme étroit entre les deux ordres. Il soutient que la grâce est «un achèvement donné à la nature dans le sens même qu’ébauchaient déjà ses inclinations actives[9]». Il y donc pour lui une prédisposition naturelle en l’homme que la grâce vient activer pour la rendre opérative.

Pour le  père de Lubac le  dualisme affiché  entre nature  et surnaturel  est plus un effet d’optique qu’une réalité[10]. En effet, la connexion  entre le désir de voir Dieu inscrit dans la nature humaine et la capacité d’y parvenir relèverait bien de  registres  différents mais ne serait que le «signe certain de l’attention de Dieu de combler en fait ce désir qu’il a lui-même posé dans la nature rationnelle. » Au désir naturel de l’homme répondrait l’intention de Dieu  ou plus précisément le désir que Dieu  a inscrit dans la nature humaine de voir l’homme le désirer. Toutefois, à la différence  de Guy de Broglie, il estime que le désir de Dieu ne peut pas être atteint simplement en poussant à son extrémité cette disposition naturelle. Il écrit qu’on ne peut atteindre l’infini par simple prolongement du fini. Ce n’est pas un palier de plus à franchir  mais un autre état de nature ontologique à vivre, car c’est à un anéantissement  de sa propre personne que l’homme doit consentir. Car la nature et la grâce, tout en étant en correspondance, ne le sont pas automatiquement et ne se situent pas sur le même plan. « […] la nature de l’être spirituel, telle qu’elle existe, n’est pas conçue comme un ordre appelé à se clore définitivement sur lui-même, mais comme ouverte à une finalité inéluctablement surnaturelle. Ce fait n’entraîne pas que la nature est déjà en elle-même et comme son propre fonds le moindre élément positivement surnaturel. Il n’entraîne pas que cette nature, comme nature et par nature, soit élevée[11]»; cela équivaut à dire que l’homme dans sa nature et par sa nature « déborde » de lui-même. Karl Rahner, cité par Jean Baptiste Lecuit[12], note à ce sujet : « il faudrait se demander si le concept scolastique de nature, dans son application à  la nature de l’homme, n’est pas encore trop copié sur le modèle de l’infra humain (à la suite de la philosophie ancienne orientée vers la physique). Que signifie la « définition » donc la délimitation de la  « nature » de l’homme  s’il est l’être de la transcendance, donc du dépassement de la  limitation?»

2-2. Nature et grâce sont conjoints par une «union transformante»

La réalité surnaturelle n’est donc pas une simple continuation de tendances naturelles: elle implique un renversement ontologique que le père de Lubac nomme «une union transformante». La grâce, qui en est l’outil divin, est une intrusion divine qui opère dans l’esprit humain une  métanoïa. C’est en anéantissant sa volonté propre que l’homme crée les conditions de son accueil permettant à cette action transformatrice d’opérer. C’est cette mort à soi-même qui permet à la grâce de Dieu d’advenir. Cette  inconnaissance, cette nuit obscure, ce « trémendum fascinosum », selon l’expression du sociologue des religions René Otto, est le propre de nombreux mystiques qui nous en ont laissé le témoignage. C’est ce qui fait écrire à Maurice Blondel dans l’Action: «Nul ne voit Dieu sans mourir». Les deux moments, immanent et transcendant, sont en continuité transformatrice, chrysalide et  papillon, l’une mourant  à elle-même pour se transformer en l’autre. Vouloir faire de l’ordre naturel le réceptacle unique de la nature et de la grâce sans « union transformante » disruptive entre elles,  c’est entrer dans une contradiction aussi grande que celle qui vise à faire relever  nature et  grâce de deux ordres distincts. De plus,  si le surnaturel est de même nature que le « naturel », «  Que va-t-il rester de propre à l’ordre surnaturel sinon le mot ?». L’autre thèse, celle de Cajetan,  qui vise à séparer un ordre naturel d’un ordre spirituel comme deux voies parallèles  ne fera, note le Père de Lubac, que consommer un divorce.


 


2-3. Une gratuité et un don parfait que rien n’oblige

Convoquant à nouveau Saint Thomas le père de Lubac estime que ce désir n’est pas une notion psychologique, mais une finalité concrète de l’homme inscrite en lui; non seulement un « désir de nature»  mais « le désir de sa nature[13]». Par sa création Dieu me  donne incessamment à moi même, par le désir qui m’habite, la possibilité de me recréer en son sein.
En soutenant cette position Le Père de Lubac pense emprunter la seule voie vraiment efficace qui est la voie principale de la tradition.
« Dieu m’a donné l’être » ; « A cet être qu’il m’a donné, Dieu a imprimé une finalité surnaturelle; Il a fait retentir en ma nature un appel à Le voir[14] ». Mais il ne faudrait pas croire que diachroniquement dans un premier temps Dieu crée, puis dans un deuxième, il donne le désir de le voir, et dans un dernier enfin celui d’y parvenir. Henri de Lubac note « En résumé, dès que je dis « je », j’existe, j’ai mon être; et dès que j’existe, dès que j’ai mon être, je suis finalisé. Impossible de dissocier réellement ces trois éléments pour les répartir en trois instants de la durée(…) ». Car Dieu est «simple» et « le don de Dieu c’est Dieu même »[15].
Le don de Dieu c’est Dieu lui même. Et avec la création, estime aussi Bérulle, Dieu me donne incessamment à moi-même. La création d’un être spirituel, la finalité surnaturelle qui y est imprimée, la liberté qui lui est laissée de participer à la vie divine préservent autant l’indépendance de Dieu que celle de l’homme. L’homme qui participe à cette vie divine devient participant de l’esprit divin en lui.
«[…] ce n’est donc pas le surnaturel qui s’expliquerait par la nature […][16] c’est au contraire la nature qui s’explique aux yeux de la foi, par le surnaturel, comme voulu pour lui[17].». « C’est la fin qui est première et qui convoque et recrute les moyens».[18] En suscitant la nature, le surnaturel la place en position de l’accueillir. Cela n’entraîne pas pour autant que la nature soit en ordre d’exécution. Mais tout vient de Dieu à qui revient en tout l’initiative. Étienne Gilson, cité par de Lubac, note: «c’est parce qu’il voulait que nous fussions un jour avec lui, que Dieu a voulu que nous « fussions », car telle est, au sens métaphysiquement  plein de la formule, notre seule « raison d’être ... » Le vouloir de Dieu est  premier et par conséquent la liberté divine est totale. Jean Pierre Wagner cite un texte de Henri de Lubac qui, en résumé, considère que voir  le surnaturel comme une contrainte que la nature imposerait à Dieu est un point de vue anthropocentrique. Dieu est créateur de tout par pure générosité, et le point de vue théocentrique (que l’on peut imaginer sans prétendre le connaître) par lequel tout est voulu par Lui, balaie les arguments visant à séparer deux ordres de nature.[19]

2-4  Le déhanchement de Jacob

Tout être naturel doit avoir sa fin ultime proportionnée à sa nature. Les hommes ne peuvent être confondus avec des êtres simplement « naturels » ceux qui sont «existés» plus qu’ils n’existent. Si, par rapport à l’ordre spirituel, l’homme doit être qualifié de «naturel», il faut reconnaître  à l’homme le caractère exorbitant de sa  nature car l’homme «c’ est la situation d’un esprit qui doit devenir le sujet et l’agent d’un acte de connaissance pour lequel il n’est pas équipé naturellement et qui doit ainsi s’accomplir en se dépassant[20]». Il y a dans la nature de l’homme une nature qui est au-delà d’elle. Les êtres qualifiés de naturels ont bien sûr engravés en eux un vestige du créateur; mais, à leur différence, les êtres spirituels sont faits à Son image. Pour Saint Thomas d’Aquin l’homme seul est totalement subordonné à l’universel et à l’infini. L’être humain possède en  lui potentiellement une transcendance illimitée qui donne à l’horizon humain son caractère infini, et cette infinitude constitue précisément son humanité. De là, l’auteur y voit « une sorte de déhanchement, cette mystérieuse claudication qui n’est pas seulement celle du péché, mais d’abord et plus radicalement celle d’une créature faite de rien, qui, étrangement, touche à Dieu [21]». Bien que l’auteur ne l’évoque pas, comment cette annotation ne ferait-elle pas songer au déhanchement de Jacob après sa rencontre avec l’Ange?
La  conscience réflexive et intuitive que l’homme acquière de son image divine et du désir qui lui correspond de connaître Dieu ne peut se produire et se réaliser  que dans la reconnaissance  de la gratuité du don qui vient combler ce désir, gratuité  qui correspond à l’émerveillement sans fin procuré par  la Bonne Nouvelle. C’est la révélation qui est le ressort de « l’union transformante » dans la nature évoquée précédemment par le père de Lubac. 




Le mystère du surnaturel

Comment une intelligence créée, donc finie, peut-elle être appelée à voir Dieu immédiatement, tel qu’il est en lui-même. Saint Thomas écrit : « Aucune substance créée ne peut parvenir par ses forces naturelles à voir Dieu par  l’essence[22]. » La scolastique traditionnelle s’est attachée à résoudre ce paradoxe. Il est établi  que le désir de voir Dieu est en nous, et même il est nous-mêmes. Et pourtant il ne peut être comblé que par pur bienfait divin.
La seule réponse adéquate, qui permette de dépasser  cette contradiction formelle, est le recours à l’idée même de mystère (c’est le terme  qui figure intentionnellement dans le  titre du livre de l’auteur). L’idée de mystère n’est pas  antinomique avec celle de raison. Elle est recevable à partir du moment où est admise l’idée d’un Dieu personnel et transcendant. Car le simple bon sens ne permettrait pas d’admettre que le Verbe éternel puisse communiquer à ce que nous sommes. Comment concevoir qu’une intelligence finie soit capable de recevoir une  communication infinie? Par exemple, quels que soient par ailleurs les apports rationnels décisifs des pères conciliaires, de Saint Augustin, de Saint Thomas d’Aquin, comment comprendre l’unité de la Trinité en recourant à de simples arguments de logique formelle, ce qui équivaudrait à demander à un esprit rationnel de concevoir un cercle carré! La Vérité révélée est donc nécessairement pour nous un mystère.
Le père de Lubac ne croit pas que désir de la vision béatifique soit connaissable  par la seule raison : «Il ne faut pas penser que nous puissions comprendre l’homme autrement qu’en le saisissant dans son mouvement vers la bienheureuse heureuse obscurité de Dieu »[23]. Car  Dieu est et restera un mystère pour l’homme, mais l’homme fait à son image est également un mystère pour lui-même. Il est mystère dans son essence même, dans sa nature. Le père de Lubac cite le cardinal Tolet faisant ce commentaire de la Somme Théologique: «si l’homme connaissait parfaitement sa nature, il connaîtrait que sa fin est la vision divine ». Le père de Lubac ajoute: « certains abîmes de notre  nature ne s’entrouvrent qu’aux chocs de la Révélation ». La béatitude -l’unique béatitude- transcende toutes investigations rationnelles. Même si nous savons avec Thomas d’Aquin « qu’aucun désir naturel ne saurait être vain » on ne peut aboutir qu’en raisonnant à l’intérieur de la foi.
Pour aborder ce mystère, Saint Augustin comme Saint Thomas faisaient appel à une « ratio supérieure », par laquelle peut s’effectuer, sans doute plus de manière intuitive qu’intelligible, une première contemplation des choses éternelles. D’après le père de Lubac on ne peut tout réduire à la clarté d’une simple vue qui ferait évanouir le mystère, mais on peut le réduire  en  s’élevant dialectiquement à l’harmonie d’une opposition surmontée.

La vision béatifique n’est pas la contemplation d’un spectacle, c’est une participation intime à la vue que le fils a du père au sein de la Trinité.

En résumé la thèse du père de Lubac est que Dieu ayant créé toute chose, il ne déroge pas à sa  souveraineté en répondant à un besoin qu’il a lui même suscité dans la nature. Dieu  a créé le monde par grâce, pour l’homme, et l’a créé aussi pour Lui-même et pour sa propre gloire. Il a créé l’homme à son image pour qu’il parvienne à sa ressemblance. L’homme parvient à celle-ci qui est sa fin naturelle en développant le besoin d’être spirituel en lui. Ce désir que l’homme porte en lui est comme une graine, une potentialité latente qui est déposée en lui par Dieu lui-même. Mais l’homme n’a pas le pouvoir d’atteindre par lui-même cette vision de Dieu. Il n’a pas  d’exigence « naturelle » à avoir et si l’on renverse la problématique c’est Dieu qui pourrait en avoir une sur lui, mais il n’y a ni débiteur ni créancier. Tout est don et gratuité de Dieu.



3. Commentaires sur les thèses du père de Lubac dans le mystère du surnaturel

Il est parfois difficile de se faire une opinion fondée sur un sujet dont les théologiens eux-mêmes ont parfois une certaine  difficulté à démêler les entrelacs. Un exemple de cette complexité est donné par l’interprétation de l’encyclique Humani Generis de 1950. Dans celle-ci Pie XII déplore que «certains déforment la vraie gratuité de l’ordre surnaturel quand ils prétendent que Dieu ne peut pas créer des êtres doués d’intelligence sans les ordonner à la vision béatifique et les y appeler». Or certains virent dans cette encyclique une condamnation des thèses de Henri de Lubac sur le surnaturel et s’en réjouirent. En fait cette phrase résume assez bien ce que celui-ci pense en opposition aux théologiens immanentistes et de Lubac vit dans cette encyclique non une condamnation, mais au contraire une confirmation de sa thèse. Ces interprétations divergentes d’un même texte  montrent la confusion et l’incompréhension que les différentes options en présence entretenaient.

3.1 Transcendance et Immanence.

L’ambition du Père de Lubac dans ce livre est de soutenir une  position théologique satisfaisante pour concilier la  nature de l’homme dans son désir ontologique de participer à la vie divine et la souveraineté absolue de la transcendance divine.

De Lubac n’a jamais mis en doute que l’homme  soit assigné à une fin naturelle mais l’absolutisation de celle-ci en pure nature ne lui semble pas pertinente « nous ne disons pas quelle soit fausse mais elle  est insuffisante ». En évacuant la thèse du désir naturel de voir Dieu et en assignant à l’homme une finalité exclusivement naturelle, certains théologiens semblent  apporter une réponse plus théorique que théologique au sujet,  si l’on considère ce désir comme le vouloir être d’assumer une nature qui dépasse la nature, que cette option soit  philosophique (Blondel)  ou théologique (de Lubac).
Mais il est possible de se demander si une part du débat, non abordé dans le livre, ne porte pas aussi sur la question de savoir si l’homme s’assigne à lui-même une fin naturelle, ou s’il y est assigné par une nature « contrainte », la nature étant ici le désir de Dieu engrammé en l’homme qui le lierait. Cette interrogation renvoie au débat philosophique contemporain sur le rapport entre l’existence et l’essence (laquelle précède ou dépend de l’autre?) et sur la réponse à apporter à la demande de liberté de l’homme (si l’homme n’avait pas d’autre choix que d’obéir à une nature qui lui est imposée où serait sa liberté?). Les réponses  à ces questions peuvent être philosophiquement opposées, comme celles de  Blondel et Sartre, ou théologiquement proches, comme celle du père de Lubac et de Karl Rahner.


Aussi il semble, à juste titre, que de Lubac ne réponde pas véritablement  aux objections formelles de Cajetan, car la rhétorique développée se contredit elle-même sur le plan de la logique formelle: Dieu ne peut pas être contraint par une possibilité qu’il a lui même créé. Le père de Lubac  se place sur un terrain différent en réaffirmant et en approfondissant les positions de Saint Thomas, de Saint Augustin et des Pères. D’abord en soulignant que le désir de Dieu chez l’homme n’est pas une construction intellectuelle mais un besoin ontologique, et ce besoin appartient à tous les hommes en tous temps et tous lieux. C’est la révélation chrétienne qui montrera à l’homme non seulement la route qu’il perçoit obscurément, mais le but à atteindre qui est la Vérité du salut. Par ailleurs l’appel logique à la déification de l’homme est un don gratuit de Dieu tout comme l’a été la création. Pour le père de Lubac il faut effectivement dépasser l’hypothèse d’une « Natura Pura » puisque Dieu n’était pas obligé de  créer l’homme, ce qu’il a fait librement , ni de lui donner ce désir de le voir en béatitude pour qu’à terme, lui et nous, ne soyons qu’un. Aussi le père de Lubac réaffirme la souveraine liberté de Dieu à l’égard de toute revendication de la créature. Il aurait pu ne pas nous donner l’être, il aurait pu ne pas nous donner le désir de le voir, mais Il ne l’a pas fait.
L’appel de Dieu est constitutif de notre nature et y répondre c’est répondre à notre propre finalité. (Mais aussi à Son désir). Toutefois, l’homme n’a pas le pouvoir d’atteindre par lui-même cette vision de Dieu. Ce désir est universel, intemporel, mais sans la lumière de la révélation, l’homme ignore la véritable fin à laquelle il est ordonné. « Dieu s’est fait homme pour  que l’homme se fasse Dieu ».  Immanence et transcendance sont en lien en l’homme dans une « union transformante ».


3.2 Dieu des philosophes et Dieu des croyants.

Si le désir de voir Dieu est universel, il est, pour certains  humains, un désir le voir non comme une personne mais comme une cause.  Pour Silvestre de Ferrare, cité par de Lubac, il y aurait dans la nature humaine un désir de voir Dieu, mais de le voir « comme cause[24] ». N’aboutit-on dans ce contexte à une morale qui peut être bien réelle mais une morale sans religion ou une religion naturelle qui, selon le mot de Etienne Gilson cité par le Père de Lubac, « n’est qu’une vertu morale naturelle entre les autres ? ». En fait il a fallu toute autorité de l’église pour combattre cette idée et donner pleine signification à la parole connue de l’apôtre Paul «Je connaîtrai comme je suis connu ».

Le dieu « aristotélicien », cause pure, est un dieu lointain dont l’homme n’a rien à attendre de particulier, l’homme  étant suffisamment établi dans sa nature pour se passer de toute intervention que, du reste, il n’attend ni n’espère; Dieu vacant à ses occupations et les hommes aux leurs. Dans ce monde « naturel », la créature n’entretient aucune relation d’amour avec Dieu qui n’est  pas une personne ; il est commun, mais juste, de dire que si l’on entretient une relation affective d’amour avec une personne, ce n’est pas le cas  avec un principe, fut-il créateur!. Ce dieu des philosophes, qui va opposer Pascal et Descartes, aura une nombreuse descendance spirituelle et philosophique qui écartera peu à peu le dieu des  croyants de la société.[25]


Même si le père de Lubac n’en fait pas le commentaire, on ne peut s’empêcher de rapprocher ce dieu des philosophes du débat  sur la pure nature. La partition de deux ordres séparés hétérogènes fait noter au père de Lubac: « Voulant protéger le surnaturel de toute contamination, on l’avait en fait, exilé, hors de l’esprit vivant comme de la vie sociale et le champ restait libre à l’envahissement du laïcisme. »[26] Pour lui, la mise hors du champ de la  pure nature du surnaturel entraîne de fait une sécularisation des consciences humaines et  renforce la tendance immanentisme de l’homme à vouloir par ses propres moyens  devenir sa propre fin. Cette coupure serait responsable d’un extrinsécisme de la grâce qui aurait fait le lit de l’athéisme car la nature se suffirait à elle-même. Cela conduit à une philosophie naturelle et une sécularisation qui a conduit à pousser la religion hors de la vie civile.


CONCLUSION

C’est par l’appel de l’amour de Dieu que le père de Lubac clôt son livre en soulignant, notamment, les différences du désir chrétien avec le Beau platonicien ou le dieu vivant et parfait aristotélicien. Ils ont méconnu la véritable fin de l’homme qui est la vision de Dieu et le moyen d’atteindre cette fin, à savoir la médiation du Verbe incarné. « alors je connaîtrai comme je suis connu ». De Lubac cite Etienne Borne: « le platonisme chrétien est un fait historique; mais il a fallu, avec Saint Augustin, affrontement et combat comme de Jacob avec l’Ange, et d’où, l’un des protagonistes, la philosophie, est sorti boiteux, portant la marque de son heureuse de défaite »[27]. La métanoïa chrétienne a succédé à l’epistrophê platonicienne.
La vision béatifique n’est pas la contemplation d’un spectacle, c’est une participation intime à la vue que le fils a du père au sein de la Trinité. « Notre destinée divine consiste dans la contemplation de Dieu face-à-face pour Le connaître comme il se connaît afin d’entrer avec lui en communion de vie et de réciprocité d’amour [28]».

La crainte exprimée par le père de Lubac relative aux conséquences de  la sécularisation progressive des consciences n’était pas vaine. Le laïcisme exacerbé  a entraîné  la mort civile de Dieu et masque à l’homme ce vouloir être divin qu’il porte en lui. Il a permis de  faire suppléer la religion par la morale laïque, puis la morale par la technologie qui est devenue une nouvelle éthique: de plus en plus ce qui est possible technologiquement est désormais admissible moralement. la modernité advenant,l’homm entend conquérir la nature et s’affranchir de Dieu. Les dérives contemporaines sur l’euthanasie, la GPA , la bio éthique, le transhumanisme sont les conséquences nouvelles d’un enfermement de l’homme sur lui même : l’homme souverain s’affirmant comme sa propre création dans l’oubli de sa finalité.
En écho aux crantes exprimées par le père de Lubac , le philosophe Rémi Brague écrit « le refus pour l’humanité de tirer son existence et sa légitimité d’ailleurs que d’elle même ,amène à détruire l’homme »[29].











BIBLIOGRAPHIE

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[1]LUBAC (de) Henri, le mystère du surnaturel, oeuvres complètes, t. XII, Quatrième section «  Surnaturel » Paris Les éditions Cerf, 2009, p. I.
[2] Ibid., p.16
[3] Ibid., p.179
[4] Ibid., p.203
[5] Ibid., p.204
[6] Ibid., p.44
[7] Ibid., p.43
[8] Ibid.,p.45
[9] Ibid.,p.47
[10] poussé à l’extrême cette thèse des deux ordres pourrait conduire à envisager une nature d’un côté et une « surnature » de l’autre, et non seulement un surnaturel.
[11] Ibid., p.55
[12] Jean Baptiste LECUIT, « y a-t-il un désir naturel de voir Dieu ? »Revue d’éthique et de théologie morale N°262, 2010/4, Paris, éditions du Cerf, p.57-81.
[13] Le mystère du surnaturel, p.85
[14] Ibid.,p.106
[15] Ibid.,p.109
[16] nature à laquelle il se surajouterait comme une extension nouvelle
[17] Ibid., p.128
[18] Paul Claudel, Introduction au livre de Ruth, cité par Henri de Lubac.p.128                                                                               
[19] Jean Pierre Wagner, Henri de Lubac, coll. « initiation aux théologiens », Paris, éditions du cerf, 2001, p.215
[20] Le mystère du surnaturel, p.137     
[21] Ibid., p.149
[22] Ibid., p.209
[23] Ibid.,p.260
[24] Ibid., p .71
[25] On pourrait même soutenir qu’elle a l’origine de la plupart  des démarches gnostiques; sans nier un principe supérieur, celles-ci postulent que l’homme a dans sa nature la capacité d’accéder à la lumière divine.
[26] Ibid., p.IX
[27] Ibid., p.277
[28] Michel Figura, présentation du mystère du surnaturel
[29] BRAGUE Rémy, le règne de l’homme, coll « L’esprit de la Cité »Paris, ed.Gallimard, 2016